par Dirk Bogarde
Compte-rendu de la biographie de Laurence Schifano, "Luchino Visconti, The flames of passion", publié chez Collins (et originellement en français à La Librairie académique Perrin, en 1987) (actuellement disponible chez Flammarion dans la collection Champs / Contre-champs sous le titre "Luchino Visconti, les feux de la passion")
Cet article a paru dans le Daily Telegraph du 24 novembre 1990;
Il a été repris en volume dans "Dirk
Bogarde, For the time of being", Collected Journalism, Viking,
Londres,
1998.
Traduit de langlais par Christian Viviani (Positif)
Cet article vient de la revue Positif n°458 Avril 1999,
p62, (Voix off).
Il a été saisi et m'a été aimablement
envoyé par Rodolphe Bertrand.
" La malle de voyage était quelque chose de splendide. Joliment
manufacturée en cuir vert olive, doublée de soie moirée
du même ton, ornées des initiales dorées, en écriture
gothique, de Gustav von Aschenbach. Les tiroirs étaient équipés
de toutes sortes de flacons et pots à pommade, tous en cristal,
tous gravés, bouchons et couvercles en argent. Le dos des miroirs
et des brosses à cheveux étaient également en argent,
et les cintres en soie capitonnée assortie à la doublure,
se balançaient délicatement. Les serrures et les charnières
étaient en cuivre poli. Selon toute probabilité, personne
ne verraient cette splendeur car elle ne devait être utilisée
quune fois, soit dans la gondole, soit au cours du transport à
lappartement dAschenbach, à lhôtel des Bains. Cétait
tout. Je me souviens avoir dit, abasourdi et étonné :«Mais,
Luchino! Tant de splendeur! Qui la verra?» Ses yeux, ces beaux yeux
enfoncés, couleur dagate noire, me foudroyèrent, irrités
par ma rudesse? «Vous» me dit-il. Et il avait raison, comme
toujours. Je la voyais, jen avais conscience, et jai su pendant pendant
tout le travail qui a suivi que cette malle représentait un arrière-plan
complet pour lhomme que je devais jouer. Élégant, dispendieux,
luxueux, gâté et vain. Fastidieux et correct. Une place pour
chaque chose. Visconti navait pas tort de me doter dune si précieuse
information. Jai appris.
Je suis toujours inquiet - souvent non sans raison quand je
suis confronté à la biographie de quelquun que jai connu
et même aimé. Surtout quand le biographe na de toute évidence
rencontrer son sujet quune ou deux fois (et parfois pas du tout) et fait
reposer ses informations sur les témoignages d«amis»
et autres, le reste étant glané dans les dossiers de presse.
Cest à des fils aussi ténus que tient la trame de certaines
biographies. Lexactitude se mélange brutalement à linexactitude
et à la rumeur.
Dirk Bogarde joue le rôle de Friederich Bruckman dans "Les
damnés".
Les rumeurs sont de petites graines que lon a forcé à germer pour quelles deviennent des forêts géantes. Le portrait offert est trop souvent limage de la victime que le biographe croit avoir perçue, le sujet couché sur le papier en couleurs vives. Le pastel devient Picasso. Et il y a peu de risque de châtiment, car les victimes sont généralement mortes, et donc seuls quelque famille, épouse ou amant outragés peuvent protester désespérément. Et en vain. On en tremble par avance.
Cependant, dans le cas présent, la joie règne. Il nest aucunement nécessaire de trembler par avance devant la triomphale biographie de Luchino Visconti par Laurence Schifano. Dans la mesure où je peux être sûr de quelque chose, je suis sûr quil laurait approuvée. Le livre a reçu lannée dernière le prix français de la meilleure biographie, et il méritait cet honneur.
Nous sommes ici en bonnes mains attentionnées. Pas un faux pas, pas un soupçon de jalousie ou de malveillance, pas lombre dune cruelle inexactitude. Le professeur Schifano est en sympathie, compréhensive et pleinement consciente de la grandeur de son sujet. Jamais étonnée par ses complexités, compatissante à ses folies et à ses faiblesses, consciente de ses écrasantes colères (et ses colères pouvaient vraiment écraser quand cétait nécessaire) comme de la touchante gentillesse, de larrogance, de létonnante humilité de son prince. Car prince il était.
Luchino Visconti est né le 2 novembre 1906 à Milan, quatrième enfant du duc Giuseppe Visconti di Modrone. Sa mère, Carla Erba, était lhéritière dune des plus grandes familles industrielles dItalie. Il reçut une éducation très stricte, environné de noblesse et de richesses inimaginables, deux éléments qui allaient faire partie de son uvre à jamais.
Enfant incroyablement précoce, il écrivait et produisait ses pièces et ses opéras dans le théâtre familial, tandis que ses frères et soeurs jouaient. Entouré dune immense fortune, damour et de sécurité, il sépanouit. Mais il y avait des fêlures cachées dans la famille. Jadis si désespérément unie, elle commença peu à peu à se disloquer, et, quand il fut jeune homme, Visconti sengagea dans la cavalerie comme sergent dans le régiment de Savoie.
Il était courageux, très fort et dune beauté fringante; il possédait une vaste fortune et, très important, un véritable «oeil» pour le cheval. Il acheta son premier cheval de course en 1929; il continua à élever des chevaux et à les faire courir jusquà la fin des années trente. Il me dit une fois que la majorité des acteurs étaient des pur-sang ou des rosses. Une description cruelle, marquée de son habituelle arrogance peut-être, mais elle était néanmoins juste, et malheur à la pauvre rosse qui tombait sous ses mains! Il navait aucune patience pour la timidité, la stupidité, la peur, la lourdeur desprit ou le moindre soupçon dinefficacité. Tout cela lui était inadmissible. Le cheval qui quittait le paddock en ruant, les naseaux palpitants, les yeux écarquillés, les oreilles dressées, et qui descendait du talus en sautant, celui-là jurait-il, perdrait la course. Le cheval qui descendait avec attention, humant lair, loeil vif et calme, les oreilles en arrière, celui la gagnerait. De même pour les acteurs. Et peu ou prou, il nous traitait comme il traitait ses chevaux.
Ce nétait pas une mauvaise chose, en fin de compte, sauf si vous tombiez en cours de route.
Il est peut-être difficile, pour un lecteur anglais, de comprendre exactement à quel point était vaste le domaine embrassé par Visconti dans son travail, à quel point son registre était étendu. Il nétait pas quun maître du cinéma, il létait aussi du théâtre, de lopéra et du ballet. Plus encore: il comprenait tout cela. Il ny avait aucune facette de lexpression artistique dont il nétait pas partie prenante, excepté peut-être la peinture. Je nai jamais entendu dire quil ait tenu dans ses mains un pinceau, mais au fond, il la peut-être fait.
Il écrivait, composait, dirigeait. Il réunissait autour de lui les plus grands interprètes, chanteurs, décorateurs, musiciens et danseurs de son époque. Il les utilisait brillamment, et donna à certains dentre eux (comme par exemple Callas dans La Traviata) une vie totalement neuve. Ceux qui laimaient restaient auprès de lui; il y avait plusieurs flagorneurs, mais ceux-ci ils les connaissaient bien, il sen amusait, et ils pouvaient parfois lui être utiles. Pas la moindre nuance de disons Gerrards Cross chez cet homme, pas de chintz, pas de fenêtres treillissées, pas dexpédition hebdomadaire au supermarché Sainsburry; pas de Parsons Green non plus, pas de pins dégarnis, ni de café servi dans un mug, ni de club de golf dans lentrée. Pour chaque chose, il était plus grand que nature, ainsi que létait son uvre.
Élevé comme un prince, dans une demeure princière, cest exactement ainsi quil se comportait. Il y avait de la couleur, de la vivacité, de la violence et de la passion dans tout ce quil créait. Il ny avait pas de poussière, pas de libéralisme; il ne choquait pas pour choquer. Sa splendeur était presque médiévale, ce qui, bien sûr nétait pas toujours apprécié de celui quil appelait monsieur Tout-le-Monde. Il dit un jour : « La vérité, cest que ces accusations de gâchis et de complaisance hédoniste viennent toujours de gens qui croient encore que cest un luxe de manger au wagon-restaurant ».
Cétait exactement ainsi.
Il exigeait et obtenait toujours lexcellence au plus haut degré.
Dun menuisier, dun électricien, de la fille qui cousait les rubans,
de ses acteurs, écrivains, chefs opérateurs, cadreurs, du
garçon qui faisait le point. Tous étaient choisis minutieusement,
tous étaient les meilleurs; tous seraient morts pour lui avec joie.
Car travailler pour Visconti était dune certaine manière
le signe que vous étiez le Meilleur.
Il ny avait absolument pas de place dans sa vie pour le second choix.
Il ne le tolérait sous aucun prétexte, même parmi ceux
qui constituaient son cercle le plus intime. Et ils étaient vraiment
intimes. Très peu dentre nous lont approché de si près.
Cétait un tyran infernal.
La mort pathétique du professeur Von Aschenbach (Dirk Bogarde)
sur la plage du Lido dans "Mort à Venise"
En plus de sa mère, quil adorait, il semble que les deux personnes qui lont le plus influencé à ses débuts furent Coco Chanel et Jean Renoir.
Chanel fit se rencontrer les deux hommes, elle intrigua avec finesse, et bientôt Visconti devint lassistant de Renoir et le costumier de Partie de Campagne. Sa carrière avait commencé. Chanel, assez naturellement, tomba très amoureuse du bel aristocrate et lui envoyait chaque jour des bouquets de roses rouges. «Pendant des semaines», dit-il un jour, excédé. Une femme merveilleuse, mais pas pour lui: elle était une rare privilégiées à connaître la vie dans la villa de la famille Erba, à Cernobio, où se réunissaient les gens les plus glorieux et les plus brillants. Les Noailles, les Beaumont, Diaghilev, Misia Sert, dautres encore. Chanel était bien impliquée dans cette vie. Son chic, sa simplicité, sa discipline dans le dessin, ses connaissances, en art et en tout étaient une nourriture pour le jeune homme. Il apprenait assidûment.
Avec Jean Renoir, il entra dans une sphère différente. Plus sombre peut-être, plus proche de la vraie vie, une vie qui dabord le surprit, et quensuite il embrassa. Le communisme et les antifascistes. Il était amèrement antifasciste et rejoignit, sous linfluence de Renoir, le groupe resserré de jeunes intellectuels qui gravitait en marge du Centro sperimentale et du fameux magazine de gauche, Cinema. Cétait une protestation contre le gouvernement italien et, étrangement, contre son propre héritage. Il ne changea jamais.
A la mort de son père, il hérita dune villa sur la via Salaria, à Rome, et y emménagea pour le restant de sa vie. Il tenait sa cour dans le ravissant jardin, au milieu de ses roses, entouré de ses peintures et de ses porcelaines. Pendant la guerre la villa devint un refuge pour les membre de la Résistance ainsi que pour ceux des forces britanniques ou américaines qui étaient en fuite. Finalement, il fut arrêté; mais après quelques mois de prison, il fut relaxé la veille de la libération de Rome par les Américains. Et la vie, celle qui allait le rendre si remarquable, commença.
Il dirigea tout, de Shakespeare à Tennessee Williams, de lopéra au ballet, des films sur les pêcheurs siciliens faméliques au Guépard. Il travailla en Amérique, en France, en Italie et en Allemagne, et il vécut intensément.
Était-il décadent? je nen ai pas été témoin. Homosexuel? je nai jamais tenu la chandelle, mais jai toujours supposé quil létait. Cruel? parfois. Et arrogant? sérieusement. Gentil? souvent. Généreux? très. Amusant? je ne le pense pas. Jai rarement entendu son rire. Je nai vu quelquefois quun vague sourire, un sourcil relevé. En général face à un bon cuisinier, car il était passionné de cuisine. Jentendais un grand rire, pareil à un aboiement, puis il parlait rapidement dans le dialecte du cuisinier. Mais je crois que je nai connu personne, certainement pas dans le monde du cinéma en tout cas, qui puisse parler de Klimt et de Karajan, de Proust et de «Peanuts», de Mozart et de Mantovani (il adorait les concours Eurovision de la chanson), de Duse et de Doris Day.
Après son infarctus, je fus autorisé à le
voir à la villa de Cernobio, pendant dix petites minutes.
Lallée qui conduisait à lentrée était
éclairée par des rangées de silhouettes portant des
flambeaux à léclat vif. Il était assis dans un fauteuil
roulant, enveloppé dans un plaid, petit, racorni presque : le lion
réduit à la taille dun freluquet infirme. Je lai embrassé
et il a saisi ma main dans celle quil pouvait encore utiliser. Je suis
resté pendant deux heures, tandis que des valets de pied apportaient
des albums remplis de photos de sa dernière grande uvre, Ludwig.
Il sanima instantanément, alerte, tournant les pages avec enthousiasme.
Ce fut moi qui eus un coup de fatigue au cours du long voyage en voiture
qui me ramena à Munich.
Quand, le jour suivant, je retrouvai ma maison, il y avait une petite note écrite sur la page dun cahier décolier. « Merci », disait-elle « pour avoir fait un tel détour rien que pour me voir, maintenant que je ne vous suis plus daucune utilité ».
Il avait simplement signé « Papa ».
Cétait un mot que jutilisais derrière son dos, avec léquipe, et je ne soupçonnais pas quil eût été au courant. Il avait compris que ce mot était utilisé avec chaleur et affection.
Peu avant quil meure, nous nous entretîmes au téléphone sur le projet de La Montagne magique ou peut-être de Proust. «Olivier sera Charlus, vous pourrez être Swann, Garbo jouera la reine de Naples et peut-être Signoret dans le rôle dOdette Nous verrons. Vous venez à Rome la semaine prochaine ? Je me serais débarrassé de ce satané virus grippal. Téléphonez-moi lundi. Ciao.»
Le lundi suivant, il était trop tard.
La Montagne et le Magicien étaient partis."
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