par Luchino Visconti
Jean Renoir (à gauche) et Luchino Visconti (à droite),
à la villa Adriana en 1939. Renoir était en Italie à
cette époque pour réaliser le film "La Tosca". Mais le tournage
fut interrompu par la guerre, et Renoir dut rentrer en France.
Ce texte signé par Luchino Visconti
est paru le 10 juin 1941 dans la revue italienne Cinéma,
première série, sixième année, n°119.
Il
est publié deux ans avant que Visconti ne réalise
son premier film, "Les amants diaboliques". Dans ce texte
célèbre, il s'en prend à l'industrie du cinéma
italien de l'époque qui empéchait, selon lui, l'émergence
d'un nouveau cinéma. Dans la revue Cinéma travaillait
de nombreux anti-fascistes et même des communistes qui militaient
pour un cinéma plus réaliste. On notera toutefois que ce
texte allait aussi dans le sens de Mussolini qui cherchait à
rénover le cinéma italien.
On remarquera encore que ce texte annonce les
articles des réalisateurs de la nouvelle vague française
à propos du "cinéma à papa".
Il a été traduit en français
dans l'ouvrage "Luchino Visconti" de Giuseppe Ferrara
aux éditions Seghers, aujourd'hui épuisé. C'est
cette traduction de Jean-Pierre Pinaud qui est présentée
ici.
" En allant dans certaines sociétés cinématographiques, il arrive trop souvent de tomber sur des cadavres qui s'obstinent à se croire vivants. Il sera donné aux autres comme à moi d'en rencontrer et de ne pas les identifier tout de suite, parce que lorsqu'ils circulent ils sont habillés comme vous et moi. Mais cette décomposition en marche, qui en eux est masquée par les gestes, répand toujours une puanteur fétide qui n'échappera pas à un nez tant soit peu expérimenté. Dans les bâtiments les plus modernes où s'installent maintenant certaines sociétés, les bureaux donnent tous sur de longs couloirs, avec beaucoup de portes latérales, et sur leurs battants, beaucoup de petites plaques identiques avec le nom de l'occupant: un columbarium dans un cimetière.
En ouvrant par hasard une de ces portes, il m'est arrivé de me trouver en présence de scènes mémorables: un petit vieux sautillant dans la pièce s'agite en proie au délire créateur sous le regard d'un de ses contemporains, aux barbillons de vieux dindon, qui, immobile derrière le vaste bureau de bois clair, suit ses mouvements en mâchant des pastilles d'urotropine, attentif comme le serpent qui va avaler le lapin.
Ces personnages se donnent rendez-vous à des heures avancées de l'après-midi, à la fin d'une digestion pénible, pour inventer des livrets de mélodrame qui existent déjà sans qu'ils le sachent.
Si vous êtes jamais dans l'obligation de devoir conférer avec un de ces messieurs et de devoir exposer avec un brin de répugnance vos rêves, vos illusions, votre foi, ils vous contempleront d'un il absent de somnambule et, au fond de leurs sombres orbites, il vous semblera voir affleurer le froid opaque de la mort.
Il leur arrive, face à vos arguments, ce qui arrive à certain personnage de Poe, qui, mort depuis longtemps, mais demeuré intact physiquement grâce à une puissante volonté magnétique, celle-ci venant soudain à lui manquer, s'effrite et se dissout en moins de temps qu'il ne faut pour le dire.
Ils vivent, déjà morts, ignorant le progrès du temps, le reflet de choses toutes éteintes, leur monde décoloré, où on marchait, impuni, sur des parquets de papier et de plâtre, où les profondeurs vacillaient au souffle d'une porte ouverte brusquement, où des rosiers en papier fleurissaient perpétuellement, où les styles et les époques se mélangeaient et se confondaient, magnanimes.
Ils regrettent les petits studios à toiture de verre, comme celle des serres à fleurs, cabinets de photographes de la périphérie.
La nuit, vous les surprendrez quelquefois entre minuit et une heure, quand, furtifs et avec l'innocence du potache qui a fait le mur, ils courent retrouver la jeune petite amie qui les laisse pleurer un peu dans son gilet. Ils se glissent alors dans certains petits escaliers qui sentent le phénol.
Puis, dans leur sommeil, ils souffrent de terribles cauchemars; au point du jour, réveillés en sursaut par leur foie qui réclame son schoum, dans la lumière incertaine de la chambre, ils ne savent plus s'ils sont encore vivants ou s'ils ont vécu.
Ils ne vont jamais au cinéma.
Que les jeunes d'aujourd'hui, qui sont si nombreux, et qui grandissent en ne se nourrissant, pour l'instant, que de sainte espérance, impatients pourtant de dire tout ce qu'ils ont à dire, doivent trouver, comme des bâtons dans les roues, ces trop nombreux cadavres, hostiles et méfiants, est une chose bien triste.
Leur temps est fini et eux sont restés; et on ne sait pas pourquoi.
Qu'ils acceptent donc d'être mis en vitrine
et nous nous inclinerons, tous tant que nous sommes. Mais comment ne pas
déplorer qu'aujourd'hui encore on accorde à trop d'entre
eux d'avoir en mains les cordons de la bourse et de faire la pluie et le
beau temps? Verra-t-on jamais ce jour espéré, où on
permettra aux jeunes forces de notre cinéma de dire clairement et
nettement : "Les cadavres au cimetière"? Vous verrez comme nous
accourrons tous ce jour-là pour presser quelque retardataire imprudent
et l'aider avec tous les égards (pour qu'il ne se fasse pas de mal)
à mettre aussi l'autre pied dans la tombe."
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