L'écrivain de cinéma

Par Suso Cecchi D'Amico

Ce texte est extrait du numéro 61 de la revue CinémAction, quatrième trimestre 1991, "L'enseignement du scénario" conçu par Pierre Maillot. Il m'a été aimablement communiqué par Rodolphe Bertrand.
 

   "Le cinéma est semblable à l'Amérique du XVlllesiècle qui disait à l'Europe: "Tu n'as qu'à m'envoyer tes laissés-pour-compte, tes prostituées, tes voleurs et tes aventuriers, tes miséreux et tes persécutés, de chacun je ferai un citoyen américain." De même, le cinéma a dit aux autres arts: "Donnez- moi tous ceux que vous rejetez et moi j'en ferai quelque chose d'autre." Et voilà qu'aussitôt la littérature, la peinture, la musique se sont dépêchées de donner au cinéma ce dont elles voulaient se défaire. Aujourd'hui, hélas, la peinture est devenue une abstraction, la musique, il vaut mieux n'en pas parler, la littérature s'est éloignée de l'homme, étouffée par la sociologie, par les idées, par un langage sombre et sibyllin. Le cinéma, en revanche, avec les restes d'une époque glorieuse, a créé quelque chose de vivant et de stimulant."

    Cette synthèse ironique, lyrique, impitoyable, que nous livre Ennio Flaiano, ce propos cocasse, voire insolent, décrit mieux que ne le ferait toute autre dissertation la complexité de l'expression
cinématographique.
 

Le scénariste: un auteur dramatique

    Je vais essayer d'analyser aussi clairement que possible la contribution de l'écrivain de cinéma à ce
mode d'expression si composite, mais dont la valeur est essentiellement visuelle, comme celle d'une œuvre d'art figuratif. A cette différence près que le contenu, la matière, le sujet de l'inspiration (quel que soit le nom qu'on veuille lui donner), a une fonction toute différente de celle qu'il a dans un art figuratif où, tributaire de la forme, il ne peut jamais se suffire à lui-même.

    L'écrivain de cinéma peut être comparé à l'auteur dramatique qui n'épuise pas son expression artistique dans le texte littéraire (et donc dans la récitation de la poésie).

    Pour Gaston Baty: "Quand le drame redevient le royaume de la parole souveraine absolue (de sa majesté la parole qui dit tout par elle-même et n'a besoin d'aucun autre secours), le théâtre n'a plus rien à dire, le texte suffit. A cet égard, Corneille et Racine, dont le texte a déjà atteint une expression  parfaite, sont incontestablement de grands poètes, mais certainement pas des auteurs de théâtre."

    Je ne partage pas cet extrémisme, et encore moins celui de Meyerhold qui exalte la "libération du théâtre du joug de la littérature" en déclarant qu'au théâtre le spectateur doit écouter le dialogue intérieur de l'œuvre dramatique non pas à travers les mots, les cris, les monologues des acteurs, mais à travers les pauses et la musicalité des mouvements plastiques.

    Je ne suis pas persuadée non plus que les théories de Craig, Tairov, Piscator sur le "théâtre spectacle" où le texte littéraire n'est plus qu'un prétexte, aient aidé le théâtre; car c'est alors réduire cet art à la seule et unique inspiration créatrice du metteur en scène. Néanmoins, ces théories reflètent la réalité du cinéma qui les a sans doute inspirées. Pour ma part, c'est du cinéma, ou plutôt du texte littéraire de cinéma que je vais tenter de parler .

    Le film n'est pas un récit illustré au moyen d'images, bien que beaucoup de sujets de films soient tirés de textes littéraires. A la différence du roman littéraire qui vit par les mots, le film est une représentation expressive autonome dont il faut écarter tout ce qui ne serait pas visuel.

    Il se trouve donc que, contrairement à ce qui se produit dans l'élaboration d'autres expressions
artistiques où la première ébauche de l'œuvre ne peut être pleinement comprise que par son auteur, le sujet (c'est-à-dire la première phase de la création d'un film) est le seul stade de l'œuvre qui puisse être immédiatement compris par le lecteur-spectateur. Celui-ci, une fois le scénario terminé, ne peut que se sentir gêné par une écriture destinée à être transposée sous une autre forme.
 

La création scénaristique

    Qu'il s'agisse d'un sujet original ou d'une adaptation, les étapes du travail de scénario sont les
mêmes. C'est dans l'approfondissement de la signification du sujet que réside la différence. En fait, qu'il soit inspiré de la réalité, ou qu'il naisse dans l'imaginaire de l'auteur, le sujet est à l'origine imaginé pour l'écran. L 'histoire que l'écrivain de cinéma expose sous la forme d'un récit, est née, d'abord en images dans son esprit, alors que dans l'œuvre littéraire les temps, les sentiments, les intentions sont confiés aux mots que seul un travail ultérieur de création réussit parfois à exprimer .

    Je prends comme exemple deux films tirés d'œuvres littéraires auxquels j'ai participé: Le voleur de bicyclette, d'après le conte de Luigi Bartolini, et Le guépard d'après le roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa.

    Vittorio de Sica m'avait demandé de collaborer au scénario du Voleur de bicyclette à la place de Sergio Amidei qui, mécontent du choix de ce texte, avait abandonné le projet. Sergio Amidei était comme moi, exclusivement un écrivain de cinéma et, à ce titre, il avait été appelé, comme moi, par de Sica à collaborer avec Cesare Zavattini, très fin lettré avant même d'être un homme de cinéma.

    Le voleur de bicyclette raconte les pérégrinations d'un ouvrier, qui accompagné de son fils, parcourt les rues de Rome encore marquée par la guerre, à la recherche de sa bicyclette volée qui lui est indispensable pour aller au travail.

    Retraçant l'itinéraire de l'ouvrier de Bartolini, Zavattini y avait introduit de nombreux changements de lieux que la réalité lui avait suggérés. L'atmosphère du récit était cependant la même que celle du texte littéraire qui confie aux mots l'amertume du protagoniste rentrant tristement chez lui après avoir cherché en vain.

    Si, de la même façon, le final du film était laissé en sourdine, les rencontres, et les lieux vus par les
deux protagonistes tout au long de leurs pérégrinations, risquaient d'avoir plus de force que leurs
sentiments et réduisaient ainsi l'ouvrier et son fils au simple rôle de fil conducteur. D'où la nécessité de faire ressortir par une action (l'ouvrier qui, sous le regard désolé de son fils, tente maladroitement de voler une bicyclette), l'état d'âme des deux personnages et donc d'inventer une conclusion très différente du texte littéraire, tout en restant très fidèle à son esprit.


Antonio Ricci (Lamberto Maggiorani) dans "Le voleur de Bicyclette", un film de Vittorio De Sica, de 1948.

    De la même manière, la coupure faite dans le final du Guépard fait en sorte que le film est plus fidèle à l'esprit du texte littéraire qu'il ne l'aurait été par l'introduction des deux courts chapitres sur lesquels s'achève le roman de Tomasi di Lampedusa: le premier qui raconte la mort du Prince, survenue vingt-trois ans plus tard, et le second la vieillesse mélancolique des sœurs Salina, vieilles filles bigotes, ainsi que l'imperturbable ascension sociale d'Angelica, restée veuve.

    Une des ambitions d'un auteur dans une bonne adaptation cinématographique consiste à pouvoir
suggérer par des images le style et le rythme d'un texte donné. L'écriture élégante, linéaire, riche d'annotations et d'ironie de Tomasi di Lampedusa exigeait un style délié dans la narration par images, impossible à obtenir si nous avions conservé les deux derniers chapitres du roman. Ce choix nous aurait obligé (et pas seulement en raison de la longueur du texte) à modifier le rythme et le ton de l'histoire afin de préparer les deux ellipses et l'introduction de thèmes nouveaux par rapport à ceux
qui avaient déjà été progressivement développés dans le récit jusqu'à la scène du bal.

    L'idée donc de se servir du bal pour la conclusion du film et de raconter dans ce contexte, par petites touches imperceptibles, le destin des personnages (l'ambition et l'avidité d'Angelica, la disponibilité de Tancrède, la solitude de Concetta, la mort du Prince dans un monde où tout change pour ne rien changer) a permis, je crois, de rester fidèle au style et aux intentions du roman, tout en donnant à Visconti la possibilité de réaliser une des plus belles pages du cinéma italien.

    Le dernier exemple que je vais donner d'un travail sur un sujet est celui qui a conduit à la
réalisation d'un autre film de Visconti: Rocco et ses frères. Il ne s'agit pas ici d'un sujet d'après une œuvre littéraire, mais d'un sujet original, bien qu'il doive beaucoup à la littérature, et j'expliquerai pourquoi.

    L'émigration des paysans du Sud vers le Nord de l'Italie, dans l'après-guerre, a fait naître en Visconti le désir de raconter dans un film l'histoire d'une famille méridionale qui va chercher fortune à Milan. Une sorte de prolongement idéal, en somme, de La terra trema. Visconti demanda que la famille soit composée d'une mère veuve et de ses cinq enfants, tous des garçons (j'ignore la raison de ce choix). D'ailleurs, je peux vous l'affirmer, nous ne savions pas trop où nous allions au
début du travail sur Rocco.

    Nous avons passé beaucoup de temps à Milan parmi les émigrés calabrais et lucaniens. Nous allions à la gare, voir l'arrivée des trains, incroyablement bondés, nous engagions la conversation avec les gens, nous recueillions des histoires, beaucoup d'histoires. Au fil de ces récits, nous avons trouvé le moyen de fréquenter aussi de petits gymnases où de jeunes méridionaux s'entraînaient à la boxe dans l'espoir d'en tirer profit.

    A l'occasion d'autres visites sur le terrain que j'avais faites avec Francesco Rosi pour un autre film au scénario original (Profession: magliari) j'avais rencontré un ouvrier originaire de Lucanie (un nommé Pafundi) qui m'avait enchantée par son intelligence et une extrême candeur qui me rappelait l'idiot de Dostoïevski. J'en parlai à Visconti, et voilà comment ce jeune homme de Lucanie fut l'inspirateur de Rocco.

    Ce rapprochement entre l'ouvrier Pafundi et le prince Muichkine ramena dans nos conversations le souvenir de Nastasia Fillipovna et de Rogosin qui ont à leur tour inspiré Nadia et Simon.

    Petit à petit, par un travail auquel nous associâmes également Vasco Pratolini, l'histoire prit corps. Nous avions déjà achevé la rédaction du sujet lorsque la lecture du Pont de la Ghisolfa de Testori nous suggéra de donner à la violence de Simon à l'égard de Nadia plus de force que nous l'avions prévu. L'auteur milanais nous accorda le droit d'utiliser ce chapitre de son roman. Simon ne fut plus tout seul dans sa cruelle vengeance, et nous, nous étions en possession du sujet définitif .


Dans "Rocco et ses frères", Simone (Renato Salvatori) et Nadia (Annie Girardot) passe un week-end loin de la ville




L'esprit de la méthode

    Qu'il s'agisse d'une idée originale ou d'une adaptation, le sujet est ensuite développé en pré-scénario, couramment appelé traitement. C'est à ce stade que l'on décrit dans le détail les milieux dans lesquels se déroule l'histoire, le rythme des scènes, le mouvement des personnages, c'est là qu'on ébauche les dialogues qui trouveront leur forme définitive dans le scénario.

    Illustration exemplaire de ce qu'est un travail sur les dialogues, voici le témoignage du poète scénariste Tonino Guerra, que j'aime citer: " Dans les films d'Antonioni, les mots ne sont qu'un commentaire, une toile de fond des images. Au cours de la mise en place des scènes, tout repose sur les mots. Nous répétons et modifions de longs dialogues, nous nous habituons à la manière de parler de chaque personnage. Puis, au fur et à mesure, les mots tombent, et affleurent les gestes, les déplacements de personnages (pas seulement topographiques, bien entendu) c'est-à-dire ces indications visuelles sur lesquelles repose de plus en plus l'histoire du film. A la fin tombent à leur tour les plus belles répliques, celles-là mêmes qui nous avaient tant enchanté au tout début."

    Cette méthode d'écriture, à part quelques différences négligeables qui tiennent seulement de la mise en page, est commune à toutes les cinématographies. Si j'ai jugé utile de la résumer, c'est pour mieux faire ressortir la particularité du cinéma européen et notamment italien dans l'immédiat après-guerre. Au moment même où l'auteur cinématographique s'était engagé dans une véritable
révolution en renonçant au texte littéraire et aux fictions qui s'en inspiraient ou qui voulaient les
imiter, pour proposer des histoires qui puisaient l'essentiel de leur force dans une greffe de l'invention
sur la réalité.
 

Du néoréalisme aux spots publicitaires

    En chroniqueur d'abord, puis en essayiste, l'auteur cinématographique a observé la société en mutation, puis l'a racontée, ouvrant ainsi la voie à un genre littéraire extrêmement pauvre auquel il finit par s'imposer cependant comme modèle. Ainsi est né ce cinéma qu'on ne peut qualifier autrement que de "néoréalisme". Sa durée a été aussi brève qu'indiscutable et extraordinaire son influence dans le domaine du cinéma.

    Si la censure des années 50, poussée au ridicule, a sans doute entravé la  voie des films néoréalistes de dénonciation sociale, il ne faut pas non plus sous-estimer la réaction d'un public qui demandait surtout un cinéma de distraction.

    L'auteur cinématographique proposa alors la satire des mœurs politiques et sociales. Il utilisa les dialectes qu'il avait auparavant proposés dans les films néoréalistes sérieux et joua à fond la carte gagnante de l'humour, que l'on avait déjà parfois utilisée dans les films néoréalistes. Il traita en fait les mêmes  thèmes du conflit et de la dénonciation des maux de la société sur un ton impudemment comique; il constata que la censure était mieux disposée envers ce genre de films, et donc qu'elle était plus supportable et que le public acceptait la critique à condition de pouvoir rire. C'était le début de "la comédie à l'italienne" (1) qui a dégénéré plus tard en farces d'un réalisme facile, aussi sot que vulgaire, mais après avoir suscité certains films exemplaires par la grâce des textes et l'originalité de la réalisation.

    Aujourd'hui, le cinéma agonise, étranglé par la télévision, laquelle après avoir fait oublier à l'humanité le goût de la littérature en la bombardant d'images, prétend "faire de la culture" en diffusant de vieux films qui infligent aux  auteurs de cinéma la torture de voir leurs œuvres réduites au format de la  carte postale, et dans le même temps défigurées par des spots publicitaires effrontés. Au risque de mille compromis, la production cinématographique renie ses connotations les plus authentiques et les plus heureuses, dans la course fébrile au succès financier. Le cinéma, cette chose
vivante et stimulante décrite par Flaiano, n'est plus qu'un souvenir dont je fais partie et à qui on a bien  voulu conférer l'honneur des armes.

    Plutôt qu'un adieu, j'aimerais voir dans cet hommage généreux (2) un vœu  et un encouragement à tous les auteurs de cinéma - eux qui sont si conscients des dangers encourus par cette civilisation
confuse qui entend s'exprimer seulement par des images -, afin qu'ils emploient leur talent d'écrivains
d'images pour enseigner la nécessité et la beauté de l'expression.

Suso CECCHI D'AMICO
(Traduction: Adriana Lévy)
1. Cf. sur ce thème: " La comédie italienne, de Don Camillo à Berlusconi ", CinémAction, n°42, préface de Bernard Blier, réuni par Michel Serceau. Ndlr.

2. Ce texte a été lu par Suso Cecchi d'Amico le 21 novembre 1988 à l'Université de Bari,  lors de sa réception comme Docteur honoris causa. Elle nous a aimablement autorisés à le publier en préface à ce CinémAction."
 

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