par Luchino Visconti
"Je regardais le front de Mario, resté nu jusqu'à
la naissance des cheveux épais, sous le cercle modeste de l'invariable
chapeau de paille."
Björn Andresen et Luchino Visconti sur le tournage de "Mort
à Venise"
Ce texte est une nouvelle écrite par Luchino Visconti et publiée en 1942, avant qu'il ne réalise Les amants diaboliques. C'est sa seule uvre littéraire connue avec Le roman d'Angelo.
Il a été publié en français pour la première fois dans le Positif numéro 437/438, juillet/aout 1997.
Merci à Rodolphe Bertrand de m'avoir transmis ce document.
" Il y a quelques jours, Mario s'est fiancé avec la jeune fille. Son amie est très jeune, quelques années de moins que lui. Jusqu'à ce jour, Mario la voyait tous les soirs, avant le repas en famille où il arrivait en retard, de cet endroit éloigné, presque en dehors de la ville, où il la raccompagnait après la promenade dans les jardins. Hiver, été, toujours la même chose.
Si, parfois, au lieu de rentrer chez lui, il venait dîner avec moi dans quelque trattoria que nous avions découverte ensemble un peu dans tous les quartiers de la vieille ville, je savais déjà que je devais me résigner à l'attendre assez tard, quand il apparaîtrait, expansif, trimballé d'un trolleybus à un autre. Entre-temps, je lui préparais une de ces bouteilles qui le rendaient bientôt insouciant. J'étais au courant pour la fille, parce que Mario m'en parlait de temps en temps, sans pour autant me donner trop de détails, comme de quelque chose qu'il préférait garder secret. Maintenant, je ne sais plus comment je commençai à être au courant, peut-être à cause des retards.
Était-il vraiment amoureux? C'est un gamin, Mario, sans trop de nuances, il ne fait pas de manières. Il me dit qu'il était amoureux.
Quelle belle amitié, la nôtre. Moi, plus âgé, avec le plaisir de laisser imaginer Dieu sait quoi à qui en sait un peu moins sur la vie; Mario a l'habitude d'écouter mes conseils, il se laisse sermonner, attentif, et puis n'en fait qu'à sa tête.
Certes, que nos tourments, ceux qui comptent, nous procuraient des soucis différents, mais qu'importe? Cela, Mario ne le saura jamais.
Je l'ai vue aujourd'hui, son amie. Deux grands yeux qui emplissent un visage trop petit, effilé vers le menton. Ces yeux, peu après, ont brillé d'une malice fugitive. Dans ceux de Mario, au contraire, il me semble que je peux lire jusqu'au fond, et que le jeune homme ne pourrait y cacher aucune pensée.
Nous nous sommes assis tous trois, les fiancés récents sur le divan au milieu de la pièce, moi en face. C'était donc comme si on se connaissait depuis longtemps, elle et moi, à travers Mario. Mais il faut recommencer du début, comme si nous étions étrangers.
Mario, qui affronte les situations avec légèreté, ne ressentant pas notre embarras, riait, heureux, suivant complaisamment nos pensées sur nos visages.
La jeune fille avait une apparence aimable, et au début elle parla peu. Elle avait ôté son chapeau de feutre, le jetant sur un siège, d'un geste rapide. Mario s'était mis à faire les honneurs de la maison, comme quelqu'un qui sait où tout est rangé. Il apporta une bouteille de liqueur, les verres, versa à boire. On trinqua, comme on fait dans ces cas-là; je souhaitais beaucoup de bonheur à la jeune fille, qui accueillit mes paroles, tranquille et sûre. Mario lui donna alors un baiser, devant moi, comme pour confirmer le souhait.
La jeune fille, qui avait mille moyens à sa disposition pour se tirer d'embarras, sortit une boîte ronde, très grande, avec miroir et poudre de riz, et se poudra d'abord le menton, puis le nez et le front. Avec un peigne clair, elle redonna du gonflant à ses cheveux, légers sur son cou. Mario y enfouit son nez, en respira le parfum, restant assis à côté d'elle. Je lui dis: "Que fais-tu, Mario ?", et il éclata de rire.
"Comme il est ennuyeux, vous voyez?" dit-elle. "Il fait toujours comme ça quand je me coiffe devant lui, et chaque fois je dois tout recommencer. Laisse-moi..."
Elle se retoucha les cheveux, utilisant cette fois les doigts d'une main comme les dents d'un peigne plus gros, de l'intérieur, et fit gonfler aussi les boucles sur les oreilles. Mario, maintenant, n'aurait pas risqué de la toucher d'un seul doigt.
Elle était belle, dans ces gestes, la fiancée de Mario. Je sentais moi aussi l'odeur vivante de cette chevelure. Après ces arrangements, la jeune fille semblait apaisée et sereine, elle but lentement une gorgée de liqueur, puis remit le verre à sa place. J'avais fait de mon mieux pour ne pas donner d'importance à ces cheveux peignés, à ce désordre fugitif qui s'était installé entre nous trois, dans la pièce.
"Et le mariage? c'est pour quand?" demandai-je.
"Il y a le temps, répondit-elle, il y a tout le temps."
C'était une question de temps, pour Mario: se faire une position, la position. Elle attendrait; les choses étaient comme ça, on ne pouvait encore installer une maison, créer une famille. Elle parlait, judicieuse, un peu pédante. Elle était patiente, dit-elle, elle attendrait un an, deux, trois ans, qui sait?
Les fiancés se regardaient dans les yeux. Mario lui donna un autre baiser en l'entendant parler ainsi, satisfait. Il lui donna cet autre baiser sur la joue. Je le devinais tout enflammé. Il promettait, avec ce baiser, dans un an ou deux, sûrement.
"Ce n'est pas amusant de tant attendre, dit la jeune fille, mais comment faire?"
Nous parlâmes de lui, de sa nature, de ses attitudes, comme s'il n'était plus là. Mario remplissait les verres de temps en temps. Elle discutait, calme, de choses que Mario feignait de ne pas entendre, ou qu'il n'entendait vraiment pas. C'était comme si les fiancés étaient devenus nous deux, elle et moi. Et Mario, un ami, notre protecteur. Nous calculions les mois, les jours, pendant que Mario allait et venait, touchant les objets sur les meubles, les soulevant, regardant dessous, comme on fait avec les lapins pour distinguer les mâles des femelles.
Mario connaissait les objets de la maison. il les connaissait tous, les avait vus arriver un à un, s'en était amusé chaque fois. À un certain moment, il prit un gros chien en terre cuite, le lui présenta pour qu'elle l'admire. Elle ne le tint qu'un instant entre les mains, sans dire un mot. Mario, qui aurait voulu qu'elle s'en amuse, fut de mauvaise humeur devant cette indifférence. Il remit l' objet à sa place.
Elle s'était mis à raconter l'histoire de leurs fiançailles, comment ils s'étaient rencontrés, aimés. Je sus ainsi comment Mario s'était décidé, comment, maintenant, ils étaient fiancés.
Je retrouvais mon ami dans ce bref récit, son côté indécis qui éclairait si bien sa jeunesse. Un jour, il s'était présenté chez elle, un bouquet de fleurs à la main, et des tas de propositions. Et la fiancée pouvait y croire à ces propos. Personne plus que Mario ne méritait d'être cru. Ça, elle le sait. Et à l'écouter, on croirait une soeur raisonnable qui parle d'un jeune frère. Moi, je pensais que vraiment il avait trouvé la compagne qu'il lui fallait pour la vie, tellement sûre, tranquille et courageuse. Je le lui dis. Et maintenant, la jeune fille me semblait belle, toujours plus belle.
Parfois, son visage s'éclairait d'un sourire qui supprimait une certaine ruse dans les yeux. Quelle belle compagne pour mon ami. Il me semblait que j'avais toujours attendu ce jour où je le lui aurais livré, sans amertume, à cette jeune fille, si bien, si patiente.
Mario, pendant ce temps, circulait dans la maison. Sans le vouloir, mon oreille percevait son pas dans les pièces lointaines; malgré moi, j'étais derrière lui; je savais qu'il savait où mettre les pieds, comme s'il était vraiment chez lui. Elle connaissait notre amitié. Mario lui en avait parlé, comme s'il se sentait lié à moi, et elle désirait que notre lien continue. Je fus certain, alors, qu'un jour je l'aurai perdu. Un jour pas si éloigné: d'ici un an, deux ans au plus. Quel bref délai, comme il passerait vite. Son départ ferait un grand vide. Je le craignais: dans ma maison, dans ma vie. Mario allait être heureux d'un bonheur tranquille et durable.
Sa voix m'appela d'une chambre éloignée, la dernière de l'appartement, presque toujours fermée, encombrée de caisses et de malles, d' armoires pour de vieux habits. On alla le rejoindre. il fouillait, tout exalté, au fond d'une vieille armoire, parmi un tas de vieilles fripes.
"Qu' est-ce que tu en fais, de tous ces vieux trucs?" demanda-t-il essoufflé. Je ne répondis rien. La jeune fille et moi restâmes à le regarder fouiller. Il regardait les affaires : vestes, écharpes, pantalons d'été blancs, gris. Il dénicha soudain, au fond de la plus grande armoire, un vieux chapeau de paille, un panama doux, jaunâtre, avec le bord rond, étroit, comme le portaient les canotiers sur la rivière, dans les tableaux du XIXe siècle. Un vieux panama jauni par le soleil de nombreuses saisons.
"C'est un chapeau splendide, celui-là, la paille est en bon état, et comme elle est douce. On n'en fait plus de cette qualité !"
Il le tournait entre ses doigts pour lui rendre sa forme ancienne, redonnant la rondeur à la calotte, soulevant le bord étroit.
"Essaie-le." Il l' offrit à la jeune fille, mais elle se rebella, ne voulait pas. "Ça t'ira très bien, essaie-le." "Essayez-le", dis-je à la jeune fille, histoire de parler. "Il vous ira très bien."
Elle était agacée de l'insistance de Mario et peut-être de mon intervention, et ne voulait rien savoir; il aurait fallu qu' elle se repeigne, à essayer ce chapeau sans l'aide d'un miroir.
Alors je dissuadai moi aussi le garçon, et je sortis avec elle de la pièce.
Il nous suivait de quelques pas dans le long couloir. Aucun des trois ne parlait plus. Arrivé au salon, alors qu' elle, presque impatiente, rassemblait ses affaire éparses, son chapeau, ses gants, le poudrier, je me tournai vers Mario. Il était là, sur le pas de la porte, il s'était mis ce panama sur la tête. Il lui était un peu juste, lui emboîtait mal la tête, il glissait sur la nuque, le bord étroit relevé autour.
Il se tenait là, quêtant une approbation, les yeux enchantés, comme quelqu'un qui revient soudain de très loin et ne sait plus où il est ni avec qui, quelqu'un qui a passé cette porte, le panama en arrière, négligent, avec cette grâce un peu démodée d'il y a quelques années. Je restai à le regarder, sans un mot, longuement. En même temps, je sentais sur moi le regard de sa fiancée, fixé, qui me clouait. Je rougissais. Et quelque effort que je fasse, je ne pouvais me libérer de cette gêne. Je regardais le front de Mario, resté nu jusqu'à la naissance des cheveux épais, sous le cercle modeste de l'invariable chapeau de paille.
Il me fallut me soustraire à son regard à elle, qui me brûlait. Mario vint vers moi. Tout près, il enleva le chapeau, me le mit sur la tête. Elle dit : "À vous, oui, il va bien, regardez-vous!", et me tendit son miroir. "C'est votre taille. Il vous va mieux qu'à lui."
Elle s'approcha de son fiancé, mis son bras sous le sien, se serra contre lui. "Il faut qu' on s'en aille. C'est tard." Elle rajusta hâtivement son chapeau. Deux cocardes qui l'ornaient de chaque côté lui faisaient deux petites oreilles d'écureuil. Mario me tendit la main, sans parler, soudain grave. Elle ne lui lâchait pas le bras. Je fis un salut ridicule, levant le chapeau de paille, m'inclinant maladroitement, presque jusqu'à terre. En accompagnant les fiancés jusqu'à la sortie, je dis à la jeune fille de revenir, qu'on pouvait devenir amis; qu' elle revienne quand elle voudrait.
Mais, depuis, je n' ai pas eu de nouvelles, ni d'elle ni de Mario. Je ne reverrai plus Mario. Et c'était jusqu'ici une amitié paisible, sans anxiété. Mario connaissait tout, moi, la maison, toutes mes affaires."
Note dans Positif numéro 437/438: Suzanne Liandrat-Guigues, qui nous a transmis ce texte, remercie Bruna Conti, de l'Institut Gramsci de Rome, de l'avoir porté à sa connaissance. Texte paru dans Il corriere padano, 5 avril 1942 ; repris dans , Vent'anni di cultura ferrarese, Antologialogia del'"Corriere padano" d'Anna Folli, Patron, Bologne; traduit de l'italien par Paul Louis Thirard.
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