Visconti parle

Ce texte rassemble des extraits d'entretiens datant de 1959 et 1960. Il est extrait de Premier plan, numéro 17, sorti en mai 1960.
Il est divisé en deux parties. La première partie concerne le film "Rocco et ses frères" et la seconde partie concerne le travail de Visconti avec les acteurs, particulièrement sur "La terre tremble".

A PROPOS DE "ROCCO ET SES FRÈRES"
 
 

de La Terre tremble à Rocco


     ...j'ai tourné Rocco d'une façon tout à fait différente (de celle de La Terre tremble). Et moi aussi je me sens très différent. C'est si vrai, que lorsque je suis allé revoir La Terre tremble, lorsqu'il fut repris à Rome au cinéma d'Essai, et bien, je suis resté un peu perplexe. (...) On ne peut le considérer comme un film, on ne peut le considérer comme un documentaire. Aujourd'hui, revu à froid, à quinze ans de distance, je ne saurais vraiment le définir. Rocco de plus, suit certaines règles, tandis que La Terre tremble ne les suit pas, parce qu'elles n'existent pas. Rocco est déjà plus près d'une manière de raconter, d'écrire, à la portée de tous (...) Pour Rocco j'ai eu recours à certaines choses dont La Terre tremble n'avait pas besoin. Je dirai que dans La Terre tremble je m'étais interdit tout effet. Pour Rocco, non, dans Rocco je cherche aussi en somme à tirer parti d'une certaine pratique du métier. Parce que c'était nécessaire à l'histoire (...) 

les personnages: constats


     Dans le personnage de Rocco, ce qui domine à un certain moment, face à son frère, c'est un sentiment de culpabilité, c'est-à-dire un sentiment de remords. Il ne faut jamais perdre de vue qu'il est convaincu d'avoir tort. Rocco n'attribue aucun tort à Simone, mais tout à lui-même. Il le dit aussi à Nadia: "Nous sommes tous les deux coupables, mais je le suis plus que toi. Je le suis plus que toi, parce que toi, tu es la femme de mon frère." C'est là qu'interviennent tous ces sentiments ataviques des gens du Sud: les tabous. Sens de l'honneur, de la famille, de la femme qui n'appartient qu'à un homme et à lui seul. Or, Rocco parvient au point extrême. On a voulu voir dans son geste, un geste chrétien poussé jusqu'à l'offrande de l'autre joue. Mais Rocco est convaincu de devoir tendre l'autre joue, parce que c'est lui qui est en tort, qui s'est trompé, qui a blessé son frère dans ses sentiments les plus authentiques, ceux de l'amour qu'il porte à la jeune fille. Il y a aussi la scène du Parc où Rocco s'entraîne. Ciro vient lui dire que Nadia s'est installée chez eux, que c'est une honte pour eux tous, et Rocco supplie Ciro de le laisser encore faire une tentative: "Simone, dit-il, n'a pas changé." Il semble dire: "Simone n'a pas changé, c'est nous qui avons changé à ses yeux. Simone n'a pas changé, Il est simplement démoralisé."
    C'est-à-dire que Simone a subi cette transformation psychique du boxeur qui se sent précipité du piédestal, si petit soit-il, sur lequel il a été placé. Ces exemples sont nombreux dans l'histoire de la boxe (...) Il me paraît donc que les sentiments des deux frères qui se heurtent, sont suffisamment clairs. L'un est entièrement envahi d'un complexe de culpabilité et de remords, un peu dostoievskien si vous voulez, mais aussi suffisamment méridional. Chez l'autre, il y a le sentiment de l'ange déchu qui a besoin d'affirmer sa personnalité par la violence. Telle est la raison de la rixe, et celle aussi pour laquelle elle ne pouvait se dérouler autrement. Voilà les deux caractères qui s'affrontent dans cette nuit de la Ghisolfa: je veux dire qu'il ne pouvait y en avoir ni plus ni moins, ça devait être ainsi, il fallait que ce fût d'une violence terrible.
    Vincenzo représente malheureusement la réalité (...) Il accepte ce qui est, le monde tel qu'il est. Il se trouve une belle épouse, va au lit avec elle tous les soirs, continue à lui faire des gosses, et continue, continue. Cela est une réalité. Tel est Vincenzo. Il se résigne. Il n'a aucun tempérament révolutionnaire. Il ne cherche pas non plus à en avoir. Il a été soldat, il a fait le plastron sur le ring pour gagner 2 000 lires parce qu'il est grand et fort. Il n'a même pas le courage de dire "Je fais ce métier, mais j'aimerais pouvoir en prendre un autre plus profitable." Il n'y pense pas. Ainsi que le dit Simone à Rocco "Ils n'ont jamais aimé Vincenzo; ils ne lui ont jamais porté autant d'estime qu'à toi." (...)
    Rocco est une espèce de prophète désarmé... une espèce de Rocco Scotellaro, une espèce de Danilo Dolci (...) J'ai voulu faire un peu tous ces personnages-là. Des prophètes désarmés auxquels je crois: Gandhi, en somme.


Rocco (Alain Delon) se fait tabasser par son frère Simone (Renato salvatori) et refuse de se défendre.
"Rocco est une espèce de prophète désarmé..."


 


vers un héros positif


    Chez Ciro c'est tout différent. C'est le garçon qui, à peine arrivé, lors de la première scène avec son frère sur le Naviglio, lui dit: " Attends que j'aie vingt ans, je te ferai voir comme on fait, comme on doit faire." Même lorsqu'il fait le placeur de voitures dans les parcs, il commence à comprendre, à avoir l'intuition. Que fait-il? Il va au cours du soir, il étudie alors que les autres vont se promener. Il est en somme un personnage tout à fait différent, il est précisément l'opposé de Vincenzo. Et entre ces deux pôles, se situent les deux frères qui déclenchent le drame. Il me semble qu'à la fin, dans les paroles de Ciro, tout soit éclairé, même lorsqu'il parle de Rocco: "Rocco est "un saint", mais dans le monde où nous vivons que peut faire quelqu'un qui ne veut pas se défendre? Il pardonne à tous, mais on ne peut pas toujours pardonner." Ceci me semble le jugement le plus précis sur Rocco. Celui de Ciro, jugement qui devrait être celui du public s'il a compris. Et Ciro, lui, que possède-t-il? Il a des aspirations. Il dit: "Lorsque nous sommes venus du pays, Simone me disait ceci, puis Simone l'a oublié, mais pas moi. Je ne l'ai pas oublié." Il est le garçon qui, entré dans une usine comme l'Alfa, y a eu des prises de contact; une certaine conscience s'est développée en lui. Et il est clair qu'il raisonne à présent d'une façon différente de tous les autres.
    A cause de Ciro, l'on sort de la projection avec un sentiment de bonheur (...) et une conscience révolutionnaire plus développée. C'est à cela que je voulais parvenir. J'ai toujours, avec l'appui d'une documentation, disons, personnelle, que je possède si bien depuis tant d'années, désiré raconter l'origine d'une grosse famille de la bourgeoisie milanaise: partie de rien, partie du peuple. J'ai toujours pensé, après avoir terminé Rocco, que le personnage de l'histoire qui me reste en main est celui de Ciro, et c'est lui qui me servira à raconter une telle histoire. Tout cela est encore peu précis dans mon esprit, bien que clair par certains côtés: mais la trame n'est pas bien nette. (...) Développer un récit dans cette direction. Des Buddenbrook milanais, pour nous mettre d'accord. (...) 

le travail sur le scénario


     Dans un premier état du scénario, Ciro ne finissait pas à l'Alfa Roméo. Pour unir idéalement le Sud et le Nord de l'Italie, il estimait nécessaire de se créer une activité liant la Lucanie à la Lombardie. Et nous avions imaginé que les frères achetaient un camion en commun. Ils le payaient à tempérament, par traites, et il servait à transporter de Lucanie (...) de l'huile, par exemple, ou d'autres produits de là-bas. Ciro faisait donc ces voyages entre la Lucanie et Milan, et était ainsi convaincu, que bien qu'il se fût établit à Milan, il n'avait pas abandonné son village mais l'avait rattaché au Nord. Pourtant, cela m'a semblé tellement tiré par les cheveux que je l'ai supprimé.
    Dans une certaine phase du scénario, le film se terminait sur le retour à Milan de Ciro qui était parti revoir son pays. Il en revenait avec un chargement d'huile de Lucanie que ses frères revendaient ensuite à Milan. Mais cela m'a semblé imprécis, et j'y ai renoncé; Ciro est à Milan, et ça suffit. Étant à Milan il entre dans une grande usine (...) et ses idéaux qui sont un peu des idéaux petits-bourgeois au départ, se transforment, car il s'est intégré dans son milieu et a pris conscience. (...)
    Dans un pré-scénario le film se terminait un jour de grève à l'Alfa, et Ciro combattait pour la grève - il était en somme devenu un des leaders, il avait déjà une position assez importante, et, lorsque Luca va à lui (après la tragédie de Simone), il se trouve dans un état d'esprit particulier car il a conscience de ses responsabilités comme contremaître à l'Alfa, et en même temps il est troublé par la tragédie qui s'est déroulée à la maison. Comme il parle avec d'autres ouvriers, son jeune frère arrive (...) Et Ciro lui disait: "Tu vois dans quelle situation je me trouve? Ici, il me faut combattre pour ces choses, et porter avec moi le poids des erreurs de ma famille." Puis, arrive la jeune fille, et la fin était plus ou moins identique. Pourtant, la position était différente. Mais là aussi: ça m'a paru trop chargé, il m'a semblé que je me plaçais dans une situation trop exceptionnelle, et je me suis dit: non, non, il faut une situation tout à fait normale: l'heure de pause à l'Alfa Roméo, et la conversation avec son frère, auquel il dit certaines choses qu'il a désormais apprises. J'ai préféré qu'elle ne se situe pas dans un climat exceptionnel, tel qu'une grève, qui est un événement important (...) J'ai pensé: il faut que ce soit un ouvrier au milieu d'autres ouvriers, dans une situation particulière, dans un état d'âme particulier, et qui parle avec son frère, qui lui dit certaines choses. Pourtant, Ciro a cette espèce de plainte qui se comprend, c'est une espèce de défoulement: mais, dès que sonnent les sirènes il se reprend, et parce qu'il est tenace, retourne à son travail; il dit qu'il ne faut pas flancher quoi qu'il advienne.


La photo de la famille Parondi accroché dans leur logement milanais.
Vincenzo (Spiros Focas), le père décédé, Rosaria la mère (Katina Paxinou), Luca (Rocco Vidolazzi), Simone (Renato Salvatori), Rocco (Alain Delon) et Ciro (Max Cartier)
"Je ne sais si vous l'avez remarqué, dans la photo de famille, le père, on ne le voit presque pas, c'est un petit bonhomme haut comme ça."

la mère et la famille


    Je désirais une mère mélodramatique. Je ne sais qui m'a dit que les mères méridionales étaient toutes renfermées, etc... Les mères siciliennes, oui: en fait, la mère de La Terre tremble est une mère qui n'existe pas en réalité. Elle est une présence, avec toujours l'enfant dans ses bras, et ne sait dire rien d'autre que "Mon petit enfant "; mais la mère méridionale est une mère comme celle de Rocco, qui croit. Et c'est d'elle que partent les initiatives. Elle voudrait tout faire, mettre son nez partout; elle est une espèce d'autorité maternelle qui considère ses enfants presque comme des objets, des forces à exploiter. Il me fallait un tel personnage. Je l'ai cherché en Italie et ne l'ayant pas trouvé, j'ai pensé à la Paxinou, cette actrice grecque qui ressemble tant à nos mères méridionales de là-bas. Elle est veuve. Elle est la tête de la maison. Elle est tout, le père et la mère à la fois. (...) Je la voulais ainsi, je la voulais mélodramatique, nerveuse, envahissante, autoritaire (...) Je ne sais si vous l'avez remarqué, dans la photo de famille, le père, on ne le voit presque pas, c'est un petit bonhomme haut comme ça. Les fils doivent tout à leur mère. Le modèle, le calque, c'est elle. Tous ces cinq fils forts,  grands, beaux, comme elle les voit, comme elle les rêve, lui ressemblent. Le père n'a été qu'un élément évidemment indispensable, mais insignifiant. En fait, à un certain moment, il s'est éteint, il est mort ce petit homme, ils l'ont emporté et l'ont jeté à la mer. Elle règne sur ses enfants, ces forces qu'elle a déchaînées. Déchaînées en bien ou en mal: elle n'en est plus maîtresse, cela est clair (...) Je voulais la charger d'une espace de responsabilité, lui donner un poids dans l'histoire. (...) 


(Extrait de Schermi N° 28, déc. 60 - trad. P. Marchal.)


 

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