Tancrède (Alain Delon), blessé lors de la prise de
Palerme
Ce recueil de textes est extrait du Dossier de presse de la filmographie viscontienne, paru dans la revue Cinéma 76, numéro 211.
" Ce que j'ai voulu conter, c'est l'histoire d'un
homme et la déchéance d'une société à
travers la
conscience qu'il en avait, ceci dans une ambiance historique bien déterminée."
Il s'agit avant tout d'une ample fresque sociale qui décrit la Sicile, et par contre coup toute l'Italie, au moment de la proclamation de l'indépendance et de l'unité du pays, en 1860. En ce sens le Guépard est le second volet d'un diptyque dont Senso constitue la première partie. Le thème de la disparition d'une société est au centre des deux films, plus exactement l'effacement d'une classe, l'aristocratie, au milieu d'une société en pleine transformation politique et économique.
D'abord le désir de mort du Prince
s'identifiera à la plus profonde aspiration de la Sicile. Mais peu-à-peu
la vulgarité bourgeoise, la décadence aristocratique et l'outrecuidance
des militaires fraîchement empanachés vont l'agacer: son désir
de mort se transformera en conscience du néant. L'éternité
et le devenir ne sont pas assimilables: la terre est le lieu des changements
et les yeux du Prince se tournent vers l'au-delà; il cherchera désormais
"autre chose" comme le faisait déjà l'Espagnol d'Ossessione.
Admirable Visconti qui a su faire exprimer
par un comédien, il est vrai d'une intelligence et d'une sensibilité
extrêmes, Burt Lancaster, les secrets de l'homme vieillissant. Il
s en va, Visconti, et nous partons avec lui.
On attendait l'uvre de combat, on a
l'uvre de refuge. S'il ne s'agit point ici de Visconti guerrier, mais
de Visconti rêveur, comment ne serait-elle pas "négative"
cette réflexion nostalgique sur la jeunesse et le bonheur, et sur
une forme de faiblesse qui se pare d'oripeaux splendides.
Tandis que dans Senso,
Visconti prend ses distances par rapport à un personnage principal
directement impliqué dans l'action, dans le Guépard,
il s'identifie apparemment à un personnage central qui est lui-même
aussi détaché que cela est humainement possible des événements.
Sous le pinceau vraiment magique de
Visconti (et de son opérateur Rotunno) émerge ainsi cette
Sicile somnolente et voluptueuse, avec ses panoramas implacablement lumineux
et ses âpres paysages de westerns, avec les intérieurs chargés
et accueillants des vieux palais; avec aussi les boucheries de la guerre
révolutionnaire qui cachent, pour un moment, les petites rues puantes
des quartiers populeux... Visconti en répandant dans le très
long bal des trésors de subtilité et de malice, ne réussit
pas toujours à se soustraire au fastueux, au gratuit, qui n'ont
jamais manqué dans son tempérament, mais qu'à présent
la possibilité d'un spectacle monstre, à lui offert par le
cinéma ultra-capitaliste de notre temps, a justement porté
au maximum - "justement", on le comprend, de la part d'un tel cinéma,
qui vise à gagner, avant toute chose, les marchés étrangers.
Tout comme A la recherche du
temps perdu prend sa signification et culmine dans l'épisode
de la réception chez la princesse de Guermantes (le Temps
retrouvé), c'est la scène finale au Palais Pantoleone
qui donne au Guépard, dans le temps, sa véritable
dimension. Chez Visconti comme chez Proust, c'est là que la société
aristocratique voit s'infiltrer dans son sein les éléments
de la bourgeoisie ambitieuse qui brûle de la supplanter. C'est là
que l'on retrouve, caricaturés et avilis (comme Tancrède
qui révèle soudain sa véritable nature), tous les
personnages sur lesquels le Temps vient poser sa marque. C'est là
que le prince comme le narrateur de A Ia recherche... découvre
l'action destructrice du temps et, devant un tableau de Greuze (qui joue
dans le Guépard
le même rôle révélateur
que le vieillissement caricatural de tous les personnages de Proust), se
trouve confronté à propre mort.
Le malentendu du Guépard
est là: Visconti a prétendu faire uvre historique. Mais
suivant Lampedusa (sauf pour les ajouts et les scènes négligées),
se pliant à sa rêverie où l'Histoire est tout au plus
un prétexte et un décor, il gauchit ce que nous appelions
sa problématique réaliste.
Voilà donc, en un seul bouquet,
le Chateaubriand des Mémoires et le Stendhal des Chroniques
dans un film magnificent et munificent, qui n'emprunte qu'un brin de sa
trame à un admirable auteur, mais constitue ce que Visconti nous
lègue de plus parfait, de moins lointain, de moins distant, et,
en même temps, peut-être de moins fraternel.
C'est également au niveau de
la construction qu'il faut chercher la clef de l'utilisation de la couleur.
Certes, certains plans constituent des réussites exemplaires (le
feu d'artifice tricolore qui apparaît derrière le Prince Salina,
le départ de l'envoyé du Gouvernement qui s'est entretenu
avec le Prince), mais l'essentiel n'est pas là. Dans le Guépard
la couleur naît de l'intérieur. Elle ne cherche
pas à singer un quelconque baroquisme pictural, mais rend compte
de la splendeur profonde d'un monde qui jette ses derniers feux.
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