L'innocente, 1975
(L'innocent)

par Freddy Buache


Tullio (Giancarlo Giannini) prépare sa femme Giulanna (Laura Antonelli) qui part faire un tour "à la salle des ventes"...

Ce texte est extrait de l'ouvrage "Le cinéma italien (1945-1979)" par Freddy Buache,
disponible dans son édition la plus récente aux éditions de L'âge d'homme.

"    Reçu plutôt fraîchement au Festival de Cannes en mai 1976, L'Innocente que Visconti venait de terminer lorsque la mort le surprit (le 17 mars 1976) connut auprès de la critique de langue française un accueil d'indifférence polie ou même de franche hostilité. Certes, en adaptant ce roman (publié en 1892) de Gabriele d'Annunzio, le cinéaste voulait surtout se prouver qu'après les dures attaques de la maladie il avait encore la force de créer; déçu de n'avoir pu faire aboutir son projet de porter Proust à l'écran, il espérait pouvoir entreprendre la transposition de La Montagne magique. Pour Visconti, cette œuvre qui clôt maintenant définitivement sa filmographie, représentait donc plutôt une transition. Dès lors, ceux qui veulent y chercher à tout prix le sens d'un testament ne peuvent qu'être désorientés, d'autant plus que ces entrelacs d'intrigues conventionnelles risquent de ne laisser voir que le spectacle d'un mélodrame somptueux. A cause de cette apparence, le film est plus difficile d'accès que ne le supposent ses détracteurs qui le qualifient de "vitrine d'antiquaire". En effet, le cinéaste illustre une forme de littérature emphatique jusqu'à des paroxysmes presque ridicules, et plutôt que d'en gommer le pathétique artificiel il s'efforce tout au contraire de le souligner (sans la moindre complaisance parodique) par des interprètes appuyant le jeu, par un luxe décoratif qui laisse l'impression d'envahir l'écran.

    Un tel effet, volontaire, de grossissement permet de retrouver le charme du cinéma muet de Pastrone à Feuillade, en ponctuant de coups de théâtre certaines situations, d'autant plus révélatrices d'une mentalité qu'elles s'expriment sans nuances ni complexes justifications psychologiques. Mais ce romanesque guindé, Visconti le mine de l'intérieur, de plusieurs façons: les regards, par exemple, disent continuellement le contraire de ce qu'affirme le dialogue, ce qui suffit à faire se révéler clairement la férocité que masquent les belles manières d'un faux "savoir-vivre" qui stérilise par le baisemain et la sournoiserie du cérémonial mondain les rapports affectifs entre les êtres. Dans cet univers dénaturé, l'innocent est un intrus et la vérité n'a plus la moindre chance de s'incarner un instant, même au cœur de l'intimité: chaque geste, au-delà de sa portée de strict respect d'une "règle du jeu" cherche à blesser l'autre, à le défier, à le vaincre. Ce n'est pas un hasard si l'escrime, ici, tient un rôle de premier plan pour symboliser ces affrontements sentimentaux où la feinte et l'attaque sont les meilleures défenses.

    En même temps, avec une géniale intelligence de la mise en scène, Visconti montre qu'il suffit de sortir de la salle d'armes, c'est-à-dire de l'espace où s'ordonnent les simulacres, pour que le fastueux décor livre son envers de bassesses et de douleurs: l'irruption d'un escrimeur en costume, dans l'encadrement de la porte d'un salon, équivaut à un choc onirique trouant en silence l'image pour atteindre l'individu charnel sous la marionnette élégante et loquace. On comprend ainsi que le parti-pris qui consiste à conférer aux lieux une harmonie savamment élaborée possède une fonction de signification profonde; elle ne relève pas, comme le croient les chroniqueurs bornés, d'une sénile fantaisie ornementale: robes rouges sur les tentures de velours cramoisi, meubles sous des housses blanches à la maison de campagne, bleu pâle du cadre d'un miroir qui répond au fin liséré d'un peignoir, bibelots et bouquets, étoffes riches, gris d'un fauteuil, mauve d'une voilette, douceur de l'ombre sur la terrasse ou frémissement du feuillage au passage d'une calèche, sont constitutifs de l'unité d'un style (celui de Senso, celui du Guépard, des Damnés, de Mort à Venise, de Ludwig, de Rittrato di famiglia in un interno, véritable testament de Visconti), un style qui reproduit superbement les structures d'une société pour mieux, par d'imperceptibles décalages, y saisir la trace des passions, du travail de la mort et des poussées de l'Histoire. D'ailleurs, cette évocation riche d'un environnement luxueux, le réalisateur la ponctue de très gros plans de visages: souvent en mouvement, qui lui permettent de saisir, comme au bord de vertiges, la peau, le désir, les larmes.

    De Gabriele d'Annunzio dont la rhétorique et les engagements politiques furent confus mais le plus souvent à l'opposé de ses propres convictions, Visconti ne reprend que le témoignage altier sur un monde qui se meurt, et non la philosophie où le culte de la virilité, la fureur déclamatoire, les raffinements esthétiques se mêlent à un nietzschéisme snob pour déboucher sur un cynisme égocentrique et mégalomane. Par conséquent, il a changé la fin (c'est-à-dire la perspective) de ce récit d'une jalousie conduisant à l'infanticide. Après avoir trompé son épouse et l'avoir délaissée, Tullio tente de la reconquérir parce que, par vengeance et par plaisir, elle a pris un amant. L'infidèle accouche d'un fils, fruit de l'adultère. Aveuglé par ses obsessions possessives, Tullio, pendant que toute la famille chante des cantiques de Noël, expose à la nuit glacée l'enfant, qui en meurt. Enfin, se déclarant sans remords, Tullio retrouve Teresa, sa maîtresse confidente qu'il veut docile et qu'il ramène chez lui. C'est en croyant la déshabiller qu'il se met lui-même intérieurement à nu: son athéisme et ses exaltations maniaques de la liberté n'ont été que des attitudes verbales pour dissimuler sa jouisseuse volonté de puissance qui, à son tour, camoufle une totale misère spirituelle assortie de veulerie. Lorsque Teresa s'étonne avec tendresse: "Pourquoi faut-il que vous placiez les femmes parmi les étoiles ou, au contraire dans la boue, et pourquoi ne nous laissez-vous pas marcher à vos côtés?" elle le pousse au fond d'un piège qui s'identifie à la magnificence du film et se referme sans espoir, brutalement, sur le néant."

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