Ludwig, 1973
(Le crépuscule des dieux)

par Freddy Buache


Louis II (Helmut Berger) et Wagner (Trevor Howard) étudient les plans de l'opéra de Bayreuth



Ce texte est extrait de l'ouvrage "Le cinéma italien (1945-1979)" par Freddy Buache,
disponible dans son édition la plus récente aux éditions de L'âge d'homme.
 

"    Ce film constitue le troisième volet d'un triptyque admirable dont les deux premiers sont Les Damnés et La Mort à Venise. La réflexion de Visconti, née de connaissances dialectiques fondamentales (rapport de l'homme à la nature, à l'histoire, à la création) questionne une fois de plus un destin singulier saisi dans le mouvement de sa propre dégradation physique lié à la crise d'une société, celui de Ludwig, roi de Bavière, véritable "possédé de l'impossible" qui tente de faire échec à la mesquinerie du monde en lui opposant la flamme purificatrice de l'amour, de la Beauté, de l'absolu du Rêve. Cette œuvre sur laquelle passe l'aile du sublime n'est pas une biographie ni une chronique. Certes, l'auteur se réfère à des événements précis que l'on peut retrouver dans les livres, à ce moment où la bourgeoisie conquérante délègue ses ministres et ses aliénistes (odieux et noirs sous leurs parapluies) pour imposer sa loi (capitaliste) contre la tradition féodale, pour briser un monarque torturé par sa différence, qui croit à d'autres valeurs qu'elle et qui ne manque pas une occasion de marquer sa répugnance pour la police, la vulgarité, l'hypocrisie courtisane, Munich, la guerre. L'argent, pour lui, n'est pas le symbole de la puissance imposant à tous la pseudo- respectabilité des médiocres ainsi que l'entendent les marchands et les militaires; il est un moyen d'aider, sans pour autant dissimuler sous la charité la relation de l'artiste avec l'Etat; au contraire, ce mécénat met en évidence que Wagner, même s'il peut paraître insupportablement pressant, mérite un salaire au même titre qu'un entrepreneur de travaux publics, ou même un peu plus car sa production n'a littéralement aucun prix. Visconti dans cette description qui est le premier degré de son film, bannit l'idéalisme pour mettre en évidence une économie avec réalisme. Et après n'avoir pas flatté le musicien, il le montre amical et généreux au cours de la fête de Noël: le cadeau que le Maître offre à Cosima n'est pas convertible en monnaie; il est d'un autre ordre et renvoie au néant les trivialités quotidiennes, les démarches intempestives ou les louches machinations de l'adultère. Je signale ce simple élément de l'œuvre (que l'on pourrait encore approfondir) afin de prouver qu'elle en est riche; toutes les séquences appellent de nombreuses références qui se répercutent, s'éclairent, se prolongent dans l'action et surtout, continuellement, se recentrent sur l'analyse critique avant de reprendre leur dérive lyrique savamment maîtrisée. Ainsi, la prodigalité de Ludwig fasciné par le génie est-elle étudiée, puis confrontée à l'idée même de la liberté lors de la conversation avec Durkheim qui fait curieusement écho à celle du Guépard entre le Prince et Chevaley.

    Visconti, par conséquent, dresse la fresque pour que s'y joue le plus honnêtement possible une partie qui est celle que tout homme engage avec son temps en fonction de ses convictions, de ses fidélités, de ses aspirations. C'est dire, encore une fois, que le cinéaste ne se propose pas d'écrire ou d'illustrer un chapitre de l'Histoire de Bavière ni d'insérer une figure romanesque dans de légendaires décors. D'ailleurs il refuse les déferlements de musique wagnérienne, le recours au journal intime de Ludwig ou sa correspondance aussi bien que l'éloge touristique des châteaux, les scènes de bal ou de bataille: aucune complaisance, mais une architecture nette. J'avoue être sidéré lorsque je lis les réserves généralement formulées par la presse à propos de cette symphonie funèbre et qui prouvent à quel point le modernisme exhibitionniste ravage les intelligences et les sensibilités. En effet, presque tous les détracteurs s'accordent pour voir là une suite de tableaux magnifiques mais académiques. C'est se fier aux apparences, qui sont trompeuses. Car la mise en scène se développe selon un système de formes qui conduisent des multiples anecdotes juxtaposées vers un portrait comme perdu dans la composition théâtrale de cette vaste peinture, ce portrait conduisant à son tour vers l'invincible tourment d'une âme et vers le noyau palpitant d'une énigme, ce qui est l'inverse exact de l'académisme.

    Pendant la splendide séquence du couronnement déployée en ouverture, l'auteur insiste sur le cérémonial: préciosité des parures, fanfares en accompagnement, gestes délicats soumis à un rituel au ralenti et ponctué de claquements de talons, de génuflexions. Tout paraît d'une luxueuse harmonie jusqu'à l'instant où nous voyons la main du roi saisir la flûte de champagne: une crispation et un tremblement à peine perceptibles font surgir la vie sous le décoratif et taillent une brèche dans le spectacle qui, par elle, s'ouvre sur le vertige. Tout le film est à l'image de ce début que Visconti, superbement, grossit encore, pour ceux qui n'auraient pas compris en brisant cette introduction (elle avait commencé par le "tout est clair" de Ludwig à son directeur de conscience, or rien n'est clair): les pas lourds du messager qui traverse les salles enténébrées pour annoncer l'arrestation (alors même que le couronnement est loin d'être achevé) constitue un audacieux bond en avant dans le récit qui ordonne dès lors la narration selon une double perspective (que souligneront les "'explications" en plan fixe de face): elle en tire un prodigieux pouvoir poétique pour capter les déchirements du héros, son angoisse et ses élans, ses hantises de la chair, sa peur de la femme, et sa quête de l'extase, de la jeunesse éternelle, ses douleurs et ses ravissements qui, paradoxalement, lui feront trouver une paix passagère en pleine trivialité, mais au matins c'est sa solitude et la nôtre qu'il incarne au cours de ces
quelques pas (l'un des sommets de l'art viscontien) entre les corps endormis pour sortir dans l'air gelé de l'aube. Sa folie c'est d'avoir cru à ses songes plutôt qu'à la basse morale pratique et d'avoir toujours tout soumis aux privilèges du cœur et de l'esprit. Belle et très exemplaire leçon, violemment
chargée de tendresse insurrectionnelle, d'une pureté salutaire, salutaire aujourd'hui plus que jamais."

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