Morte a Venezia, 1971
(Mort à Venise)

Par Freddy Buache


Aschenbach (Dirk Bogarde) et Tadzio (Björn Andresen) sous le galerie menant du Grand Hôtel des Bains à la plage.

Ce texte est extrait de l'ouvrage "Le cinéma italien (1945-1979)" par Freddy Buache,
disponible dans son édition la plus récente aux éditions de L'âge d'homme.

"    Les analystes les plus attentifs de l'œuvre imposante qu'élabore Visconti, film après film depuis La Terra trema (1948), n'ont pas manqué de faire allusion, souvent, à la parenté d'esprit qui existe entre ce prodigieux cinéaste et Thomas Mann. Visconti lui-même a toujours mis en évidence l'admiration qu'il professe à l'égard du grand écrivain allemand (1875-1955) et au Festival de Cannes, en 1971, il a rappelé que son projet d'adapter La Mort à Venise ne date pas d'hier, ni celui de porter à l'écran La Montagne magique. Visconti, d'ailleurs, occupe face à la société une position proche de celle que tenait Mann. Hommes de considérable culture l'un et l'autre, ils sont des artistes bourgeois qui se revendiquent tels pour témoigner de l'inévitable et lente dégradation des valeurs bourgeoises.

    Afin de dresser clairement ce constat d'échec, ils utilisent le langage de la classe à laquelle ils appartiennent, sans éprouver la nécessité de le détruire ou d'en inventer un autre: au contraire, ils l'assument sans complexe; mais cette franchise, ainsi que le regard et la conscience qui fondent leur art, en retournent le sens premier: ce qui ne semble être que prétexte esthétique à délectation débouche brusquement sur une magie dévoilante identifiable, par sa finalité sociale, au réalisme critique. Sans reprendre à ce propos, en les interprétant, les fameuses thèses de Marx sur Balzac, il faut renvoyer à celles de Lukacs sur Mann pour indiquer brièvement que des créateurs de cette envergure, politiquement définissables par un progressisme plus généreusement réformiste que radicalement révolutionnaire, sont, en fin de compte, portés très en avant de l'idéologie qu'ils incarnent dans la mesure où les réalités qu'ils expriment comme leur façon de les exprimer totalisent, au plus haut niveau formel, avec plénitude et dans un cadre historiquement précis, les problèmes intérieurs de leurs contemporains. "J'ai tenté de montrer, écrit Lukacs, que La Mort à Venise était certes née sur le terrain du conflit de l'artiste et du bourgeois, mais que son contenu, en partie du moins, allait au-delà ou ouvrait au minimum des perspectives allant au-delà. Thomas Mann lui-même se réfère à ces analyses et souligne les rapports internes entre la nouvelle vénitienne et Le Docteur Faustus."

    Visconti, qui n'ignore pas la liaison que l'on peut établir entre ces deux livres a décidé, transposant fidèlement en images le court roman intitulé La Mort à Venise, d'y introduire, de manière fort pertinente, de brefs passages (en flash-backs) tirés du Docteur Faustus. Il a, préalablement, choisi de faire du personnage principal, Gustav von Aschenbach, qui chez Mann est un écrivain, un musicien, et de s'inspirer pour en dessiner le portrait, ainsi que le fit sans doute Mann, du compositeur Gustav Mahler (ce qui commandait par conséquent l'accompagnement musical du film, accompagnement que le cinéaste constitue plutôt, ici, en véritable envoûtement musical). Les discussions de Gustav avec Alfred évoquent donc celles que Mann suppose entre Mahler et Schönberg; toutefois, il faut savoir qu'elles ne se proposent pas de rapporter des traits d'ordre biographique mais seulement deux conceptions créatrices: celle de Gustav, soumise à la dure épreuve de la vie, offre le sujet central de ce film superbe, grandiose et délicat.

    Persuadé que la Beauté ne peut naître que du travail de l'imagination soumise à l'intelligence et respectueuse des techniques, Gustav von Aschenbach éprouve cependant de vertigineux instants de doute. Désireux de se reposer et de retrouver ses propres pouvoirs, il a quitté Munich et, à l'aube, s'approche de Venise. L'action (située au début du siècle) s'ouvre sur un paysage de ciel et d'eau, en une inoubliable séquence. Puis dans les bruits de la ville ou dans le silence de la lagune, sur le vaporetto ou sur la gondole, d'étranges rencontres suscitent autour d'Aschenbach une aura de mystère: à quelques-uns de ses gestes incertains, hâtifs, inaboutis ou à sa fausse assurance, nous devinons que cet homme grisonnant est en crise. Vulnérable, il est tout à coup foudroyé par l'apparition d'un adolescent blond nommé Tadzio, une sorte de jeune dieu, descendu à l'Hôtel des Bains avec sa famille, d'origine polonaise. Pour Gustav cette présence, que sans cesse il appelle et redoute, met le trouble à son comble: la Beauté peut donc ne pas être issue de l'esprit d'un artiste et surgir, à l'improviste, née du hasard! Une telle révélation le bouleverse, remet en question ses plus intimes convictions et, simultanément, lui rappelle qu'il est vieux.

    Il va s'efforcer, vainement, follement, de se donner l'illusion du rajeunissement en recourant aux services d'un coiffeur qui le maquille et lui teint les cheveux. Hélas, on ne lutte pas avec le temps, pas plus qu'on ne retient le sable du sablier dont l'écoulement, d'abord imperceptible, paraît aller s'accélérant pour aboutir à une délirante précipitation.

    Gustav contemple Tadzio, le poursuit, l'évite, s'efface pour mieux le reprendre dans son champ de vision. La mer, la lumière, l'animation de la plage, du hall ou de la salle à manger, tout s'ordonne pour lui en fonction de cet être qui est la Poésie descendue ici-bas, ange charnel égaré parmi les dames à chapeau fleuri. Visconti décrit cet univers de vacances et de luxe que hante l'Eros funèbre, en tissant un dialogue de regards et en jouant d'un décor qu'il transcende, à chaque plan, jusqu'à d'ensorcelantes picturalités. Au passage, il rejoint circonstanciellement un tableau de Boudin, un autre de Boldini, mais il ne se complaît aucunement à exploiter ces références moins volontaires que sensitives, et son récit développe une complexe orchestration de méditations diverses qui vont de la plus frivole à la plus grave.

    A plusieurs signes, à ce voyageur qui s'évanouit à la gare, à ces affiches, à ces arrosages des murs avec de la chaux, à ces feux d'ordures sur les place et le long des ruelles, Gustav comprend qu'une menace plane sur la ville. Il apprend qu'une épidémie de choléra se répand, comme attisée par le sirocco. Il se sent de plus en plus oppressé, et meurt face aux vagues étincelantes, cependant que Tadzio, debout dans le soleil, lève le bras sur l'horizon, infime et irremplaçable élément de l'harmonie cosmique. Devant ce spectacle éblouissant qu'il ne peut rejoindre, Gustav von Aschenbach glisse à la nuit; la teinture de ses cheveux coule en mince filet sur son visage: horreur et apaisement. A la lyrique séquence initiale répond ce final terrible et sublime; pendant deux heures, l'anecdote fut réduite à presque rien, pourtant Visconti a touché par d'amples mouvements impondérables sous l'irradiant équilibre des images le point névralgique de nos exaltations et de nos angoisses. La Mort à Venise est un chef-d'œuvre absolu, déchirant et réconciliateur.

    Avec ce film, Visconti signe l'une de ses œuvres les plus accomplies, celle qui s'inscrit le plus profondément dans ses propres préoccupations d'homme et d'artiste: avec génie, il nous conduit, sur un tempo lent, par le biais d'un drame très simple, au coeur des interrogations fondamentales qui se posent à toute personne au sujet de l'amour, de la vieillesse et de la mort, ce qui logiquement implique une réflexion sur la fascination face à la jeunesse passagère, face à la Beauté intemporelle et, corollairement, sur la valeur de la création artistique pour affronter le temps et l'éternité.

    D'emblée, des considérations de cette nature peuvent paraître singulièrement liées à une métaphysique inutile qui tourne à vide, sans rapport avec les problèmes concrets de notre époque. C'est ce que pensent les assez nombreux (et généralement juvéniles) détracteurs de ce film qui le qualifient de produit de stricte consommation, et qui voudraient exiger de Visconti un engagement plus directement politique. Or, je suis persuadé, comme sait le prouver le marxiste Lukacs en étudiant le texte de Mann, que cette peinture d'une société riche et oisive à l'Hôtel des Bains avant 1914, nous permet, grâce à l'énergie spirituelle qui anime sa mise en scène, de saisir ce qu'il y a de plus poignant, de plus secrètement écorché, de plus inavouablement rompu chez la plupart des individus dans le monde actuel: impossible de ne pas reconnaître nos pulsions (l'homosexualité latente n'est que l'un des révélateurs de la tragédie d'Aschenbach), nos épouvantes, nos velléités et nos égarements psychotiques en regardant, au bord d'un univers en décomposition, ce musicien allemand subjugué par la vision du tendre messager souriant de la Beauté et de la Mort."

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