L'étranger, 1967
par Freddy Buache
Meursault (Marcello Mastroianni)
Ce texte est extrait de l'ouvrage "Le cinéma italien (1945-1979)" par Freddy Buache, disponible dans son édition la plus récente aux éditions de L'âge d'homme.
" Dans un texte intitulé Explication de l'Etranger qui fut écrit peu après la publication du roman de Camus (1942) et qui figure dans Situations 1, Sartre analyse avec précision la méthode qu'utilise cet écrivain pour faire naître d'une histoire simple, racontée à la première personne, le sentiment de l'absurdité de la vie, attitude philosophique dont la théorie est développée dans Le Mythe de Sisyphe. En subtil exégète, il montre que l'intrigue renvoie à une mise en évidence du vrai sujet de l'ouvrage, qui est la description d'un homme saisi dans son rapport au monde. Meursault bute sur la "sérénité géologique" de l'univers, sur le silence qui hante chacune de nos paroles, sur l'impossibilité de retenir le temps, bref il éprouve au plus profond de lui-même sa solitude originelle et la certitude de la mort. Seule peut l'exalter une sensualité qui exige d'être dégustée au présent. Le plaisir de respirer l'air salé de la mer, de sentir dans sa main un visage de femme, de cueillir une joie furtive, s'épanouit et disparaît à jamais, d'un même mouvement, sur l'arête vive de l'immédiat. Tout autour, c'est l'indifférence et Meursault, lentement, par une suite d'expériences banales et quotidiennes, comprend qu'il est jeté dans l'existence comme un corps étranger dans un système organique.
Selon Sartre, Camus parvient à nous rendre visible cet exil d'ordre ontologique en recourant à la phrase brève et sèche, en excluant le passé défini au profit du parfait composé et, surtout, en nous montrant son héros à travers une cloison transparente, comme un homme qu'on verrait téléphonant de l'autre côté d'une porte vitrée: le fait de ne pas comprendre ses paroles confère dès lors à ses gestes un caractère absolument indéchiffrable par le spectateur. "Reste, dit Sartre, à choisir la vitre: ce sera la conscience de l'Etranger. C'est bien en effet une transparence: nous voyons tout ce qu'il voit. Seulement on l'a construite de telle sorte qu'elle soit transparente aux choses et opaque aux significations."
A partir de là, les faits qui surviennent s'additionnent sans raison. Les journées de Meursault ne sont qu'une collection de hasards que rien apparemment ne justifie ou ne relie entre eux. Il apprend que sa mère est morte. Il se rend à l'enterrement et s'étonne un peu de constater qu'une infranchissable zone d'indifférence le sépare de ce cadavre. Il n'est pas ingrat à proprement parler, mais il ne parvient pas à cerner exactement ce qu'il ressent. Peut-être devrait-il mimer la tristesse et alors deviendrait-il vraiment triste: les autres pourraient ainsi mesurer cet amour filial blessé par la disparition de l'être cher. Or Meursault refuse de jouer cette comédie, il a horreur de ce cérémonial qui serait un masque rassurant plutôt que l'expression d'une douleur qu'il ne ressent pas comme telle. Il préfère s'interroger et conclue que cette mort est un phénomène sur lequel il n'a pas de prise. De là, il est conduit à se persuader que sa propre mort lui échappe pareillement. Il va donc se baigner, rencontre une fille, l'emmène au cinéma voir un film comique avant de la glisser dans son lit. Ensuite, il reprend calmement son travail de bureau. Diverses circonstances ni plus ni moins importantes que celles qu'il vient de connaître au fil des heures lui font rendre un service à un voisin, ce qui l'entraîne dans une aventure dont il se désintéresse. Pourtant, mis en possession d'un pistolet, il marche le long de la plage sous un soleil torride, rencontre un ennemi de ce voisin et le tue sans raison dans un moment de folie qui ressemble à une extase.
Ce meurtre le livre à la justice des hommes et les juges, tout à
coup, vont interpréter ses actes anodins, leur trouver des motivations, donner la forme
d'un destin aux miettes éparses de son passé récent. Son innocence élémentaire se
retourne contre lui, le charge de fautes soi-disant préméditées.
Son péché, dirait l'auteur de L'Etre et le Néant, c'est d'exister.
Coupable, il est condamné; mais fidèle à la pureté logique de sa réflexion morale, il refuse le secours des hommes et du ciel. "Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu'il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu'ils m'accueillent avec des cris de haine."
Par sa construction singulière, un tel roman appelait une adaptation cinématographique. On devine, en effet, que la caméra offre le moyen idéal pourr narrer de tels événements, en les tenant à distance, sur le versant de la stricte objectivité documentaire.
Visconti, très tôt, en caressa le projet, mais il fut obligé de le remettre d'année en année. Peut-être l'aurait-il mieux réalisé vers 1950-1952, époque où il tournait Notes sur un fait divers, Bellissima ou Siamo Donne. Car la thématique du Mythe de Sisyphe est datée, oblitérée par le message d'oeuvres postérieures de Camus qui sont d'une eau beaucoup moins cristalline (comme L'Homme révolté) et il était difficile d'en retrouver après vingt-cinq années la veine et la tonalité. Visconti, de son côté, a évolué vers une préciosité baroque inutilisable en cette matière, et il est un lyrique social plus qu'un conteur ironique. Il a flairé l'aspect dangereux de son entreprise et a choisi la fidélité littérale: il illustre le livre en optant pour un décalage à peine perceptible (fonction de la vitre dont parle Sartre) qu'il introduit à l'intérieur de l'esthétique. Il nous présente le monde non point par le biais de l'objectivité, mais au contraire en le reconstituant au niveau d'un réalisme poétique assez proche du cinéma français d'avant-guerre: plusieurs séquences rappellent Carné ou Clair; simultanément, il les soumet à un montage moderne et le héros ne s'y intègre pas. Ainsi se trouve créée la coupure qui caractérise son rapport au monde.
Après le meurtre, dans la scène du tribunal notamment, Visconti théâtralise à outrance afin de mieux isoler Meursault. Les effets oratoires ou les effets de manche d'acteurs totalement conventionnels mettent en relief le visage impassible de l'accusé: tout se joue alors dans son regard et Mastroianni a magnifiquement compris les intention du cinéaste.
Néanmoins cette intelligence de conception ne parvient pas à pousser l'ensemble du film jusqu à un point de cohérence qui, brusquement, ferait éclater son contenu latent par retournement inattendu de ses figures volontairement banalisées à l'extrême. L'erreur principale de Visconti consiste à avoir cru qu'en 1967 l'ouvrage de Camus fidèlement porté à l'écran pourrait retrouver sa fraîcheur initiale, même si littérairement ou idéologiquement parlant il est devenu comme une fleur d'herbier. Or, on ne peut pas ranimer les plantes mortes; on les brûle pour nourrir le terreau. A l'heure de la guerre du Viêt-nam et de l'Europe asphyxiant la liberté par l'opulence, on était en droit d'attendre autre chose de la part de l'auteur de La Terra trema, de Rocco et du Guépard."
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