Sketche de Le streghe, 1967
(La sorcière brûlée vive)

par Freddy Buache


Gloria (Silvana Mangano) telle qu'elle apparaît dans un magazine

Ce texte est extrait de l'ouvrage "Le cinéma italien (1945-1979)" par Freddy Buache, disponible dans son édition la plus récente aux éditions de L'âge d'homme.

" Une Rolls noire glisse dans un paysage de neige et dépose, devant un somptueux chalet, une grande vedette du cinéma: Gloria vient passer quelques heures chez des amis, loin des foules admiratrices. L'arrivée de cette belle femme qui fait rêver le monde entier allume les regards masculins et redonne un peu de vie à la cérémonie mondaine qui se joue dans l'ennui, sous ce toit, en pleine montagne.

Un vieux monsieur fait remarquer à Gloria, non sans cruauté, qu'elle n'est pas une véritable liberté, mais seulement le produit d'une industrie, au même titre qu'une boîte de conserve. Étonnée par cette révélation, la star comprendra que son interlocuteur a raison; mais elle acceptera, souriante et malheureuse, de se résigner à un succès très artificiel qui exige, pour sauver les apparences, l'abdication de toute dignité personnelle. Proie des hommes qui la désirent, elle peut dominer la situation et renvoyer, comme elle le fait après la malicieuse partie de colin-maillard, les bellâtres dos à dos. Mais lorsqu'il s'agit de sa carrière, elle doit se plier aux ordres que son mari lui donne par téléphone de New York ou de Londres: impossible d'envisager une maternité pour l'instant, lui dit-il; le public te réclame, patientons un an ou deux!

A l'aube, les journalistes et photographes qui ont découvert sa cachette, l'attendent. Elle descend vers eux et avance, hantée déjà, sans le savoir, par une folie ressemblant à celle de Gloria Swanson à la fin de Sunset Boulevard, jusqu'à l'hélicoptère qui l'emporte vers le bûcher invisible illuminé de néon (système néo-capitaliste breveté) où tout ce qu'elle sent encore en elle de chair vivante, de sensibilité, d'espoir et de possible bonheur sera consumé.

Pour exprimer cette lente "chosification" d'une personne, Visconti décrit la sophistication
du personnage de Gloria (maquillage, démaquillage de son visage en très gros plan), personnage brusquement rompu, réduit à un corps inerte par l'évanouissement, et simultanément il saisit les mouvements, le rituel triste d'une société désœuvrée; ces nocturnes déambulations silencieuses le long des couloir, ces frôlements dans le noir, ces gestes aperçus au hasard d'un rayon de lumière et mangés par l'ombre évoquent La Règle du jeu de Renoir reprise sur un tempo ralenti. Le cinéaste compose ainsi un étrange ballet dont l'architecture dynamique est sans défaut. Ce système de formes dans l'espace et le temps laisse affleurer un sens dont l'évidence explose tout à coup en profondeur. Visconti signe là un divertissement de grand style, à la fois somptueux et rigoureux, dont la beauté s'identifie absolument à l'intérieure violence méditative et pamphlétaire."

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