Ce phare de moto

par Pier Paolo Pasolini


La nuit des longs couteaux: les SS arrivent à l'aube pour massacrer les SA réunis dans une auberge de Wiesse

Ce texte est constitué de deux lettres de Pier Paolo Pasolini, parues à la sortie du film "Les damnés". Elles ont été publiées en français dans l'ouvrage "Ecrits sur le cinéma" de Pier Paolo Pasolini actuellement disponible aux éditions Cahiers du cinéma - Petite bibliothèque Cahiers du cinéma. Il est aussi reproduit dans "Camera/stylo" de décembre 1989 consacré à Luchino Visconti (ouvrage indisponible actuellement). C'est cette dernière version que j'ai utilisé.

"   Cher Visconti,

    Te déplaît-il que je te parle sincèrement, en ami et même avec l'intempérance et l'importunité qui caractérisent les interventions des amis? Parce que, avant toute chose, je voudrais dire clairement que je ne parviens pas à ne pas te considérer comme mon ami, et à ne pas me considérer moi-même comme ton ami. Ceci me paraît naturel, et comme allant de soi. Je le vois dans ta présence physique, dans ton allure, et dans ta nature. Je le ressens quand je pense à moi qui pense à toi. Ma sympathie pour toi est inaltérable. Je ne t'en ai même pas voulu (sinon, véritablement, pendant deux ou trois minutes) lorsqu'on m'a dit qu'à la télévision française tu as déconseillé à la Callas de faire un film avec moi; ni même quand on m'a dit que tu étais à Venise, aux côtés de Fellini, et que vous avez dit du mal, sans le nommer, de l'absent (c'est-à-dire de moi, qui étais absent pour protester contre deux procès dus à ma présence à Venise l'année précédente. Je n'ai jamais prêtendu à la solidarité de Fellini, fils obéissant. Mais la tienne...).

    Bref je veux te parler de ton film et de ce qui constitue sa fonction objective, comme on dit, dans l'actualité du cinéma italien.

    Ton film faiblit dans la seconde partie: à partir du moment où, dans une petite rue obscure, à peine éclairée par une aurore atroce, surgit, opaque, le phare d'une moto (moment sublime, comme dirait d'une manière un peu prétentieuse un gamin des Cahiers et comme je le dis moi-même, sérieusement). A partir de ce moment, ton inspiration s'est un peu tarie: le massacre est réalisé "cinématographiquement", sans mystère, avec des litres de colorant rouge sur les corps des figurants; le S.S. Aschenbach se désagrège, devenant, de personnage crédible, héros de roman-feuilleton - allant jusqu'à picoter une grappe de raisin pendant que le fils violente la mère, avec le calme des personnages académiques de Sade; de même tous les autres personnages se désagrègent, perdant tout mystère: ils en arrivent à s'expliquer eux-mêmes et à expliquer leurs propres sentiments platement et pédagogiquement, comme Martin face au S.S., de façon explicite; ou bien ils en arrivent à faire leur propre caricature, comme la mère qui devient un personnage d'Ensor après avoir été un personnage de Thomas Mann (un peu reconstruit, naturellement). Le siège de la villa des dieux est bâclé: annoncé comme dans les films de série B, par quelques figurants habillés en S.S., en moto ou à pied , en train de se saluer. En outre, il y a l'inexplicable inceste. Comprends-moi, je ne dis pas inexplicable parce que j'ai besoin d'explications logiques (il n'y en a que trop dans le film: des phrases comme: "Je veux te détruire maman" - que tes scénaristes auraient bien fait de laisser à Niccodemi). Je veux dire inexplicable psychologiquement (tout peut être inventé, dit Tolstoï, sauf la psychologie). Un homme "anormal" qui aime les petites filles de huit ans est "bloqué": son éros est une cristallisation, il ne peut rien concevoir d'autre en dehors de cela; face à d'autres rapports, surtout des rapports anormaux d'une autre sorte, il est impuissant. L'inceste avec la mère n'est certes pas exclu mais, pour qu'il se réalise, il faut un tout autre complexe de sentiments qu'un simple désir de revanche qui découle, comme par un coup de théâtre, d'une banale confession à un S.S. (peut-être aurait-il été plus vrai et plus justifié, bien que plus fou, si Martin  au lieu d'aimer les petites filles avait aimé les garçons). En revanche, la première partie du film, jusqu'à ce fameux phare de moto sur le lac, est très belle, digne de Senso (qui est ton plus beau film, plus que La Terre tremble). Elle est très belle parce qu'elle n'est pas sous-tendue par un scénario fait à partir de vieux schémas de scènes, mais parce que c'est une mosaïque qui est entièrement ton oeuvre.

    Je pourrais te parler encore longuement de ton film. Mais je me limiterai à faire encore une observation: l'emploi du zoom. C'est une innovation stylistique à l'intérieur de ton œuvre: l'adoption d'un moyen d'expression qui n'est pas sévèrement traditionnel et que les cinéastes médiocres utilisent avec tant de désinvolture. Mais tu l'as complètement absorbé dans ton style de toujours, en faisant ainsi un pur vernis de nouveauté expressive, une petite concession à l'époque. Tu l'as codifié.

    Voilà, nous y sommes: ton film (qui a codifié le nouveau et réconfirmé l'ancien) se prête, objectivement, à une opération de restauration. Ce n'est pas par hasard que j'ai vu, stupéfait, un de ces horribles ciné-journaux, nés dans la basse-cour du pouvoir, qui, te filmant en train d'aller, je crois, à un "défilé" (1), fait le commentaire suivant: "Tiens, quel hasard! un vrai metteur en scène". Ceci implique une réaction contre tout ce que le cinéma a fait et découvert ces dernières années. Une réaction cinématographique, qui est avant tout politique. Voir les mesures pour la sécurité de l'ordre public; voir la recrudescence de la censure (avec le menaçant projet Gava); voir la campagne moraliste; voir enfin l'esprit revanchard du vieux cinéma. Le consensus qui va, comme pour le Satyricon, de droite à gauche, aura, je pense, éveillé tes soupçons. Tout le monde a, en fait, diaboliquement intérêt à la restauration. Il ne t'a certainement pas échappé, par exemple, que dans la campagne moraliste, les journaux de droite et les journaux de gauche ont officié d'un commun accord, dans une émouvante alliance. Je ne sais pas jusqu'à quel point tu es responsable de cette signification objective de ton film: si tu as calculé une espèce de "retour à l'ordre", avec ce qui en découle: des compliments généralisés; ou bien s'il s'est agi d'un élan irrationnel qui t'as poussé à t'accomplir comme tu devais t'accomplir; en restant fidèle à tes expériences réelles. Cela, il n'y a que toi qui puisses le dire. Moi je ne veux pas te juger, mais éclaircir quelque chose pour toi, qu'il est peut-être juste d'éclaircir aussi pour moi.

(Tempo Illustrato, 22 novembre 1969)


Pier Paolo Pasolini

    Cher Visconti,

    Je me suis aperçu qu'en recopiant la lettre qui t'était adressée (et qui est publiée dans cette même rubrique), j'ai oublié une phrase du manuscrit. Celle-ci: "Fondée sur des expériences devenues présages".

    La phrase entière doit donc être lue ainsi: "La première partie de ton film est très belle, parce qu'elle n'est pas sous-tendue par un scénario fait à partir de vieux schémas de scènes, mais parce que c'est une mosaïque qui est entièrement ton œuvre, qui est fondée sur des expériences devenues présages".

    C'est une phrase sibylline, une synthèse digne d'un poème hermétique, je l'admets. Elle a plusieurs significations. Une signification littérale: "Les expériences autobiographiques que tu as faites étant jeune sont devenues des expériences à faire pour tes personnages d'adolescents, par conséquent ce sont des présages et non des souvenirS" . En même temps, sur un autre plan de lecture non littérale, la phrase veut dire aussi: "Les expériences faites en croyant à la durée d'un monde deviennent des présages de la dissolution de ce monde". Ou bien encore: "Il n'y a pas de passé et pas de futur: les expériences sont des choses du futur et les présages des choses du passé: en fait, aujourd'hui est le futur d'hier. Et hier était un présent dans lequel on faisait des expériences qui semblaient éternelles". Etc. Si je te dis tout ceci, c'est parce que je sais bien que la lettre que je t'ai écrite l'autre fois était, dure et même cruelle. Et s'il y avait un équilibre à rétablir, je voulais qu'il fût rétabli.

    La morale, c'est que même un "morceau" de cinéma qui fait partie d'une expérience dépassée par les autres (qui l'ont seulement apprise, mais non vécue!) peut être encore une œuvre de poésie; et que chacun doit donc s'accomplir selon ses propres expériences, et non les renier. Ceci en ce qui concerne le premier "morceau" justement de ton film. En ce qui concerne le second, les choses se présentent différemment. Parce qu'à une volonté de s'accomplir selon ce que, fatalement, l'on est, s'est ajoutée une volonté "réactionnaire" d'accomplir volontairement cette opération.

(Tempo Illustrato, 6 décembre 1969)

(1) En français dans le texte.
 

Pier Paolo Pasolini
(Écrits sur le cinéma. Traduction : Hervé Joubert-Laurencin.
Copyright Presses Universitaires de Lyon)"

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