Vaghe stelle dell'orsa, 1965
par Freddy Buache
Sandra (Claudia Cardinale) et son frère Gianni (Jean Sorel)
Ce texte est extrait de l'ouvrage "Le cinéma italien (1945-1979)" par Freddy Buache, disponible dans son édition la plus récente aux éditions de L'âge d'homme.
" Tout d'abord il faut déplorer le changement de titre que les distributeurs de langue française ont fait subir à ce film. Car les "Pâles Étoiles de la Grande Ourse" - ce vers de Leopardi choisi par Visconti - ne hantent pas seulement l'histoire narrée à l'écran; leur constellation domine aussi le thème du roman autobiographique écrit par le frère de Sandra: tout en étant imprécis, le titre original (ou sa traduction littérale) exprime la tonalité singulière de l'uvre; en le retrouvant dans la bouche de Gianni lorsque celui-ci désigne son manuscrit, nous comprenons immédiatement qu'un jeu de miroirs fonde l'une des innombrables perspectives du récit. Tandis que le prénom de l'héroïne semble seulement annoncer une aventure romanesque ou une étude psychologique.
Or, pour Visconti, il s'agit de dépasser le projet d'une simple
analyse de la dramaturgie classique pour tenter de frôler, à travers elle, et au-delà
d'elle une réalité fuyante qui s'évanouit dès qu'on l'exprime. Pour rendre visibles et
présentes les ondes qu'émet le soleil noir qui glisse tel un fantôme à l'horizon de ce
cauchemar, Visconti compose à plusieurs niveaux des réseaux de relations entre les
êtres; il y joint une réflexion sur le temps, l'absence, la mort, l'enfance, et y fait
éclater une combinaison de références littéraires qui vont d'Euripide ou Sophocle au
théâtre élisabéthain, de
Faulkner à Bassani (Le jardin des Finzi-Contini) pour déboucher, tout en
rappelant le "vice absurde" pavesien, au cur d'une tragédie à la fois
millénaire et très moderne dont la haute flamme sombre dévore, sans qu'il le sache,
l'homme contemporain, c'est-à-dire chacun de nous-mêmes.
Il est étrange que la critique ait pu se laisser égarer par les apparences et voir dans ce thème splendide une complaisance de Visconti à l'égard du pur formalisme. Car ce film, comme Le Guépard, témoigne d'un engagement. L'auteur refuse la métaphysique; mais il n'ignore pas que les problèmes de nos vies ne sont pas résolus pour autant et que ce n'est pas l'application pratique d'un schéma (par exemple marxiste) qui va miraculeusement transformer le monde. A la fameuse phrase de Dostoïewsky : "Si Dieu est mort, tout et permis", Visconti semble substituer: "Si Dieu est mort, tout est possible et tous les espoirs sont permis." Encore convient-il de savoir, au départ, qu'un humanisme ainsi décrassé doit tenir compte des ambiguïtés de notre condition et doit nous appendre à les jauger. Nos passions nous sauvent, mais nous nous perdons en elles. Notre conscience est notre salut, la source unique de nos exaltations et de notre angoisse; nous sommes condamnés au néant, mais nous possédons le pouvoir de l'affronter: nous sommes libres. Cette liberté, insérée dans le tissage que forme la liberté des autres, exige une constante remise en question de nos valeurs et, surtout, un présent continuellement ouvert à vif sur la pointe d'un passé maîtrisé. Si nous laissons notre passé et, corollairement, notre subconscient dans l'indistinction et l'encombrement, si nous y camouflons nos actes manqués, nos désirs avortés, nos lâchetés, c'est notre présent qui s'obscurcit, notre amour du monde qui se fissure, notre avenir qui chancelle. Un architecte fouille le terrain où il va jeter les fondations d'un édifice. Nous avons, comme lui, à explorer d'abord nos plus secrètes profondeurs pour bâtir chacune de nos journées, chaque instant de notre existence. C'est la première chance que nous pouvons nous donner pour pouvoir assumer notre existence.
Si nous nous contentons des bonheurs illusoires que, pour nous
aveugler à son profit, la société de consommation nous distribue généreusement, nous
abdiquons notre dignité. Osons donc revenir au lieu de notre enfance; n'oublions pas que
la folie affleure sous la raison raisonnante de la comédie
mondaine de notre esprit de sérieux et de notre sagesse rassurante. Regardons en face
cette image de l'inconnu que nous sommes et que notre miroir nous renvoie. Promise à
l'oubli, notre vie n'acquiert que plus de prix dans ses moments heureux. La civilisation
étrusque ne fut dans l'Histoire qu'un instant, mais un instant privilégié de la grâce
incarnée par une harmonie confondant le physique et le spirituel. C'est donc en Etrurie
(à Volterra, cette ville qui meurt de maladie comme un être vivant) que Visconti devait
logiquement développer quelques-unes des idées que je viens d'énumérer et qui
pourraient être tirées du Mythe de Sisyphe d'Albert Camus. On ne s'étonnera pas,
après cela, que Visconti ait entrepris une adaptation de L'Etranger.
Pâles étoiles de la Grande Ourse se régente clairement comme une descente à l'enfer de la vérité. La vérité est infernale, en effet, parce qu'elle consume et glace en même temps nos pulsions, parce qu'elle les décompose à la manière d'un prisme qui rompt la claire unité du rayon lumineux et qui peut aussi la recomposer.
A Genève, Andrew, brillant fonctionnaire international et son épouse, Sandra, viennent de donner une élégante surprise-party. Une mélodie, jouée au piano, a fait passer une ombre sur le visage de Sandra. La fête est terminée. La jeune femme se déchausse avec nonchalance. Au fond de la pièce, très stylé, le maître d'hôtel remet de l'ordre.
Le lendemain, le couple quitte Genève pour Volterra. Andrew pilote une automobile superbe. Le paysage défile. Autoroute, Lausanne, tunnels, lignes blanches, indicateurs. Le monde est ensoleillé, bien organisé, le couple est content: pas de problèmes. Un peu plus tard, Andrew dira: "Sandra est née lorsqu'elle m'a connu et qu'elle est devenue interprète." Nous sommes dans l'univers de l'action pratique, du standing, de la seconde moitié du XX° siècle: insouciance, technique reine. On ignore le passé, on ne se soucie pas de l'avenir. L'instant-roi. Mais à l'inverse des Étrusques nous vivons l'instant du vertige masqué et non celui du bonheur incarné.
Sandra conduit son mari à la découverte de son pays, de sa province, ou plus exactement de sa maison, un palais au parc immense où la voiture pénètre comme une intruse, par un petit chemin bordé de buissons. Pour Andrew, cette vaste demeure est pittoresque et Sandra n'y peut qu'être heureuse. Il la filme avec sa caméra 16 mm en s'amusant. Cet homme n'a pour sa femme et pour le passé de sa femme qu'un regard de touriste, un regard désensibilisé, paralysé par la convention, le regard du sous-homme qu'est devenu l'homme de la seconde moitié du XX° siècle. Il ne voit pas que Sandra renoue avec son passé, qu'elle veut y remettre de l'ordre parce qu'elle n'en supporte pas le désordre qui n'est peut-être qu'une forme hypocrite du mensonge.
Le transistor d'Andrew égrène les rythmes d'une rengaine à la mode mais dans le parc
le vent se lève. Un souffle romantique monte à la surface et fait frémir les êtres.
Sandra, au fond du jardin, se rend vers la statue de son père, drapée de blanc,
puisqu'elle n'est pas encore inaugurée. Son frère,
Gianni, apparaît et étreint la jeune fille avec une émotion éperdue. Voici Sandra
replacée au centre d'elle-même. Avec elle notre époque bascule et nous avons à prendre
connaissance de l'envers du décor.
Amour incestueux de Gianni pour Sandra, démence de leur mère qu'ils soupçonnent d'ignominie: n'aurait-elle pas, avec la complicité de son amant devenu son mari, dénoncé leur père, savant juif, qui mourut en déportation. Devant cette tombe vide, cette statue voilée, retrouvant les plaisirs de son enfance brusquement oblitérés par la loi morale et les tabous sociaux, égarée dans sa recherche du temps perdu, chutant vers l'oubli ou butant sur des signes incertains, Sandra nous montre les gouffres que chaque jour nous dissimulons sous la cérémonieuse administration de nos biens.
C'est face au vertige, fouettés par le courant d'air qui monte du volcan, agrippés à un paysage menacé d'érosion galopante, livrés à nos instinct, transis d'effroi dans la nuit du Non-savoir et emportés par la volonté de survivre et de savoir, c'est dans ce tourbillonnement du lyrisme et du désespoir que nous avons à choisir entre le suicide et la lutte.
Et si nous choisissons la lutte, conscients de notre absurdité et des pouvoirs de notre ferveur, respectueux des mystères mais toujours dévorés par le besoin de les percer, c'est alors seulement que nos aurons à élaborer, sur la base de nos convictions, la stratégie qui conduira à régulariser l'homme selon un itinéraire allant, pour Visconti comme pour Bunuel, des Voyants à Freud et de Freud à Marx des Chants de Maldoror ou de Illuminations, à l'Idéologie allemande, itinéraire qu'il nous appartient aujourd'hui de réinventer à partir de circonstances historiques que nous devons prendre le risque d'interpréter et de projeter vers une fin qui n'est justifiée par rien d'autre que ce qu'elle sera: pari pascalien où l'Histoire prend la place de Dieu sans se diviniser pour autant.
Le cinéaste procède par larges envols qu'il ponctue de brefs coups de sonde, ce qui justifie parfaitement le recours au zoom, procédé généralement strictement artificiel. Par touches sensibles, Visconti, dirait-on, écaille une fresque récente joyeusement colorée pour dégager, dessous, une romantique danse de mort. Un plan me paraît symbolique de l'ensemble de l'uvre. Ayant couru au rendez-vous fixé par Gianni à la citerne, Sandra le quitte par un escalier en colimaçon: plus elle monte et plus son reflet s'enfonce dans l'eau boueuse. Il ne faut pas voir là une illustration de la dualité corps-âme au sens chrétien du terme; dans le contexte, cette image montre exactement le contraire."
Pour retourner au menu Textes et critiques concernant le film "Sandra".
Pour retourner au menu Luchino Visconti.