Rocco e i suoi fratelli, 1960
(Rocco et ses frères)

par Freddy Buache


La famille Parondi arrive à la gare de Milan.
Ciro (Max cartier), Luca (Rocco Vidolazzi), Rosaria (Katina Paxinou), Simone (Renato Salvatori) et Rocco (Alain Delon)

Ce texte est extrait de l'ouvrage "Le cinéma italien (1945-1979)" par Freddy Buache, disponible dans son édition la plus récente aux éditions de L'âge d'homme.

"    Rocco et ses frères marque un nouveau bond en avant de l'art de Visconti. Bien entendu, ce film n'a pas échappé à la règle du peu d'enthousiasme qu'on témoigne généralement à l'auteur: le Festival de Venise n'a pas voulu en reconnaître la grandeur incomparable et l'a primé ex æquo avec Le Passage du Rhin de Cayatte. Sa projection a suscité des mesures policières à Milan, et le dossier de presse français à son sujet est révélateur. De France Observateur au Figaro en passant par L'Express et Le Canard enchaîné, il a été reçu sans enthousiasme et même avec mauvaise humeur, voire colère. "Nous ne trouvons là, écrit Le Figaro, que théâtre hurlé et mélodrame délirant, ersatz de tragédie prétendue grecque. Et le tout sert d'alibi, finalement, à des scènes dont un peuple sain ne pourra qu'avoir le coeur levé." Tant d'irritation ne peut, en définitive, que plaider en faveur de cette œuvre qui reprend et dépasse la fresque de La Terra trama pour s'imposer comme l'une des oeuvres majeures du septième art sonore. C'est un sommet de l'expression cinématographique de ce dernier quart de siècle, le plus haut sans doute depuis Citizen Kane et Ivan le Terrible: cette magistrale chronique familiale est un chef-d'œuvre intégral, l'adéquation bouleversante d'une forme inventée et d'un contenu documentaire, le support narratif d'un appel à la transformation de la société, un très grand film révolutionnaire. Encore faut-il savoir en dégager le sens qui dynamite la traditionnelle morale bourgeoise et le dictionnaire des idées reçues.

    Le thème répond fidèlement au pur propos du néo-réalisme, mais comme toujours chez Visconti, le constat objectif est recréé au moyen d'une écriture extrêmement riche et complexe capable d'entraîner en un même énorme flux romanesque la tragédie et le mélodrame, les tensions collectives et le dessin net des destins individuels, la réduction marxiste des événements accompagnée d'une expression quasi symbolique des situations. L'auteur regroupe autour de l'unité sous-jacente de sa vision et de sa conception du monde une masse d'éléments disparates qu'il conjugue dans un fourmillant développement d'intrigues à propos duquel Guido Aristarco évoque à juste titre Dostoïevsky et Thomas Mann. Le film avance lentement, obligeant le spectateur à en reconstruire les phases principales et à les confronter l'une à l'autre pour dégager peu à peu la perspective générale du récit. Les personnages y demeurent continuellement en pleine autonomie tissant un réseau d'actes ambigus dont la signification décisive ne s'éclaire que rétroactivement à la lumière de la conversation in extremis de Ciro avec le jeune Luca.

    Le cadre que Visconti se donne ici pour traiter son ensemble de sujets complémentaires est celui de l'émigration intérieure. Une famille agricole du Sud doit quitter sa terre et s'installe dans une ville industrielle du Nord où le fils aîné, Vincenzo, l'a précédée. Comment ce petit groupe humain dominé par l'autorité affectueusement intransigeante de la mère va-t-il réagir, subitement déraciné et jeté dans un milieu urbain? Tel est le problème singulièrement actuel et vrai que Visconti pose lucidement, en étudiant les psychologies pour déboucher sur une attitude éthique rigoureuse, logique, sans faux semblants, sans métaphysique fallacieuse ni sentimentalisme rétrograde.

    Le scénario prévoyait un préambule, qui n'a pas été tourné. Il aurait dû montrer en Lucanie, région située à l'extrémité de la "botte" italienne, quatre frères portant le cercueil de leur père et le jetant à la mer du haut d'une falaise, sous un ciel d'orage. Puis, revenant au village après cette simple cérémonie funèbre, ils retrouvent un peu plus sensible l'injuste misère de leur condition: le chômage et l'exploitation. Leur mère prend alors la décision de vendre le lopin de terre, ce qui lui permet d'obtenir l'argent du voyage pour venir habiter Milan.

    Le film commence avec l'arrivée de la pauvre famille à la gare de cette ville. A la descente du train nous sentons la mère et ses fils à la fois perdus et ravis: leur découverte des néons des avenues tout au long du premier trajet en tramway illustre poétiquement cette irruption des paysans au centre d'un univers étranger, scintillant, fascinant, hostile. Après la difficile recherche d'un logis, ces émigrés de l'intérieur connaissent l'existence incertaine des êtres obligés de mendier du travail; et le soir, dans l'appartement trop petit, c'est la cohabitation tendre et pesante. La mère dirige la communauté; à tour de rôle les fils trient les lentilles... Peu à peu la vie s'organise.

    D'emblée, la mise en scène de Visconti déploie ses prestiges: avant de s'appuyer sur le montage, la forme cinématographique s'inscrit dans un espace que le cinéaste élit comme aire à l'intérieur de laquelle il orchestre les mouvements qui lui permettent, dans un même plan-séquence, par l'architecture du décor, les attitudes, la discipline de la direction des acteurs, le dialogue et la profondeur de champ, de traiter la matière dramatique avec une infinité de nuances.

    La présence du jeune Luca, en filigrane, offre la continuité interne du foisonnement des intrigues et ouvre l'œuvre sur l'avenir. Vincenzo, de son côté, ne sert que de trait d'union entre la Lucanie et Milan, puis il permet à la famille de découvrir la ville, notamment les milieux de la boxe, après quoi il demeure en retrait. Restent donc trois frères dont les comportements vont définir les trois voies principales offertes au choix des campagnards brusquement mis en situation de sous-prolétaires citadins (c'est-à-dire offertes au choix de tout individu soumis à un système hypocritement oppressif).

    1) Simone se bat sans s'interroger sur les moyens. Devenu boxeur et amant de Nadia, il se laisse glisser sur la pente des complicités. Lorsqu'il se promène, à l'heure du thé, devant le parc d'un palace dans l'ambiance sonore de violons langoureux, il touche du doigt l'inégalité sociale révélée dans l'un de ses aspects les plus voyants. Mais la révolte de Simone tourne court. Ce faible se laisse pervertir par une société tarée. Il finit, obsédé par le besoin d'argent, vagabond, criminel, ayant outragé Nadia et brutalement battu Rocco. Par lui se déchaînent la violence vaine et le désordre improductif. (J'insiste sur les qualificatifs, car il existe évidemment des violences utiles et des désordres nécessaires...)

    2) Rocco présente l'image inversée de Simone. Doux, sans révolte, il croit que la bonté suffit à changer le monde. Il éprouve douloureusement son déracinement, nourrit la nostalgie de sa Lucanie natale, terre d'olives et d'arc-en-ciel, et il n'entrevoit de solution que par le retour au pays de son père. Ce personnage très fellinien parle bien: "Nous sommes devenus une famille ennemie; nous nous sommes trompés; il faut payer." Il croit à la rédemption par le sacrifice et au salut par le pardon. Il parvient à convaincre Nadia qu'elle doit changer de vie, mais lorsque, au cours de la scène pathétique au sommet du Dôme, il comprend que son amour pour elle ne peut s'édifier que contre celui de Simone, il renonce à l'assumer parce qu'il ne veut pas faire de mal aux autres. Visconti (c'est ce qui fait le prix inestimable de son film) montre que l'attitude idéaliste de ce Juste est intenable, fausse et génératrice de catastrophes. Car, ainsi que le dit Ciro, on ne peut pas toujours pardonner, et la bonté de Rocco est aussi nuisible que la méchanceté de Simone. "Rocco est un saint, dit-il. Mais dans le monde où nous vivons, dans la société que les hommes ont créée, il n'y a pas de place pour les saints comme lui. Leur pitié provoque des désastres."

    3) Ciro, par conséquent, apparaît comme le véritable héros positif de cette œuvre qui devrait s'intituler plutôt Ciro et ses frères. Ciro refuse de subir passivement l'aliénation en rêvant, comme Rocco, d'un retour au pays natal et à la couronne des victimes consentantes; et il refuse également d'être le jouet, puis le complice de l'aliénation, comme Simone. Il est le seul que l'on voit, dans la chambre, plongé dans les livres. Lorsque Luca lui apporte son casse-croûte sous la pluie au bout du petit pont, il parle de ses cours du soir. Sa révolte devient féconde. Il apprend à se connaître et à connaître le monde, sachant s'imposer des devoirs et faire valoir ses droits. Il est le seul qui a gagné une conscience politique; qui est devenu ouvrier spécialisé et qui vit un amour serein. Le seul aussi qui est capable d'exposer clairement la morale de leur histoire à Luca et qui peut lui donner son expérience en exemple. Tandis que mugissent les sirènes de l'usine, Ciro marche coude à coude avec ses camarades; du paysan qu'il était et que des maîtres traitaient comme une bête, il a fait surgir un homme fort: il a cessé de ne se définir que par son passé et son présent; il fonde sa dignité sur son devenir. Avec Ciro, l'œuvre ample de Visconti devient enfin ce qu'elle est : un inoubliable et bouleversant cri de liberté."

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