Senso, 1954

par Freddy Buache


Livia (Alida Valli) et Franz (Farley Granger) dans le grenier à blé de la propriété d'Averone

Ce texte est extrait de l'ouvrage "Le cinéma italien (1945-1979)" par Freddy Buache, disponible dans son édition la plus récente aux éditions de L'âge d'homme.

"    André Bazin a parlé de la "théâtralité" de Senso. Ce terme, évidemment dépouillé de toute nuance péjorative, me semble en effet donner la clé de cette œuvre magistrale dont la forme fut mal comprise; je n'en veux pour preuve que l'incroyable désaccord qui divisa la critique parisienne au lendemain de la présentation de ce film et l'accueil glacé que lui réserva le public français (ou suisse: à Lausanne presque chaque séance était chahutée). Inutile de s'en étonner. Senso était en avance sur son temps. Expliquons-nous brièvement.

    Au lendemain des années 50, le dynamisme du récit cinématographique s'appuie principalement sur le rythme des plans et se développe linéairement dans une durée. Au contraire, dans Senso, Visconti fait naître ce dynamisme à l'intérieur des plans; sa narration progresse presque toujours dans l'épaisseur romanesque du plan-séquence wellesien auquel, superbement, il confère une dimension supplémentaire: l'architecture tragique. Il en résulte que l'écriture de Visconti cesse d'être "cinégraphique"  (fondée sur le montage classique) pour devenir "scénique" et que son film n'est pas un monument taillé seulement dans le temps, mais aussi dans l'espace. (Peut-être n'est-il pas inutile de rappeler que le cinéaste est aussi l'un des meilleurs metteurs en scène de théâtre et d'opéra d'Europe occidentale.)

    Afin d'animer pleinement cet univers multidimensionnel, Visconti a donc choisi le décor naturel pour y dérouler une intrigue sentimentale à laquelle, apparemment, conviendrait le carton-pâte. Utilisant simultanément la musique descriptive, le monologue, la composition colorée picturale, il offre, en fin de compte, une œuvre admirable qui fait la synthèse du naturalisme, du réalisme et du romantisme, construite devant la toile de fond de l'Histoire et combinant les soubresauts de la vie avec le mouvement vif du théâtre ou celui, plus stylisé, de l'opéra.

    Dans Henri V de Laurence Olivier nous nous élevions du plateau d'un théâtre pour gagner comme par un itinéraire onirique le plein air. Dans Senso, par un parti pris exactement inverse, le plein air s'engouffre sur le plateau de l'opéra où les palais vénitiens s'identifient peu à peu à l'imposante silhouette de la forteresse du Trouvère. Jamais nous n'avons vu au cinéma un auteur faisant basculer avec une telle maîtrise le paysage naturel et les personnages vivants dans les limites d'une esthétique d'opéra. Jamais, sauf peut-être l'Eisenstein de Que viva Mexico et, surtout, de la deuxième partie d'Ivan le Terrible, sauf justement le Visconti de La Terra trema.

    Sublime d'unité, d'inspiration et d'invention plastique, Senso ne doit pas être jugé superficiellement sur son intrigue, puisqu'elle n'est que l'un des éléments constitutifs de l'œuvre, la trajectoire descendante tracée par la décomposition de problèmes individuels cependant que la poussée du nationalisme inscrit une trajectoire ascendante née de la prise de conscience collective: continuellement, à l'égoïsme des deux amants s'oppose la passion des patriotes; au drapeau italien que l'on déroule dans les champs de blé correspond l'atroce tête-à-tête de Vérone où la comtesse et le lieutenant touchent le fond d'une déchéance qui ne peut se dénouer que par la délation, la folie, la mort. Venise sans gondoles, mélodrame sans happy-end, une classe insensible aux tremblements de l'Histoire: tout ce qui se révèle comme des absences révèle aussi la présence lyrique du futur. Le film que nous voyons, ne l'oublions pas, fut mutilé par la censure; ce qui ne l'empêche aucunement d'être l'un des phares du cinéma moderne."

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