Luchino Visconti : Les damnés
Cet article est extrait du numéro 45 de la revue Jeune cinéma, de mars 1970. Ce sont des extraits de l'interview publié à l'époque dans le livre "La caduta degli dei" en italien aux éditions Cappelli. D'autres extraits de cette même interview apparaissent dans l'ouvrage "Luchino Visconti cinéaste" d'Alain Sanzio et Paul-Louis Thirard.
Martin (Helmut Berger) et Sophie, sa mère (Ingrid Thulin)
"... Martin, qui est le fil conducteur de la ruine et de l'opprobre de la famille,
arrive au geste final et se déshabille devant sa mère."
" Stefano Roncoroni : Quelle est l'origine de votre dernier film ?
Luchino Visconti : Mon idée était de raconter l'histoire
d'une famille au sein de laquelle soient commis des crimes restés pratiquement impunis.
Où, comment et quand dans l'histoire moderne de tels faits ont-ils pu arriver? Seulement
sous le nazisme. Sous le nazisme avaient lieu des massacres, des assassinats isolés ou
collectifs qui restaient absolument impunis. C'est ainsi que j'ai situé l'histoire de
cette famille, qui devait être l'histoire d'industriels de l'acier, en Allemagne, à la
naissance du nazisme. (...)
Lorsque j'ai pensé faire une uvre sur le nazisme, je m'étais
déjà documenté: je veux dire que l'idée n'est pas née du néant, elle est née de la
lecture d'une masse de textes concernant l'histoire du IIIe Reich, d'une masse de
documents qui me fascinaient depuis longtemps; l'idée de faire ensuite un film en le
situant dans un moment historique donné est une conséquence de cette documentation, de
ces lectures, de cette préparation involontaire. Entre autres, à un épisode du film, la
nuit des longs couteaux, est lié un souvenir personnel direct et bouleversant parce que
je me trouvais en Allemagne à ce moment-là et j'ai encore un souvenir précis du climat
d'alors. De même si demain je voulais faire un film sur la fin de la famille Romanov, ce
ne serait pas une idée qui naîtrait brutalement comme ça, mais parce que j'ai lu une
masse de textes sur la Russie, sa littérature, la dynastie des Romanov, la Révolution
d'octobre, Lénine, le passage du pouvoir, Kerenski, Raspoutine, les bolcheviks, la mort
de la famille impériale. Je devrais alors recommencer à me documenter en détail, mais
je serais déjà assez préparé à le faire. Je veux dire qu'il ne s'agit pas de choses
qui naissent comme ça, par illumination, mais que ce sont des besoins qu'on a en soi
depuis longtemps et qu'à un certain moment on réussit à libérer et à exprimer.
Roncoroni : Ce dernier film marque, après les pauses de L'étranger et de l'épisode de Le streghe (Les sorcières) qui sortent un peu de vos grands thèmes...
Visconti : Non. L'étranger était un grand thème, au
moins dans le scénario que j'avais fait et que je devais réaliser tout d'abord, mais qui
se heurta au veto de Francine Camus, la veuve, qui a dit qu'elle ne pouvait me laisser
tourner un film qui n'était plus L'étranger de son mari, mais qui en était une
interprétation moderne. Et elle ne voulut pas entendre raison lorsque je lui expliquai
que le roman réduit en images cinématographiques devenait une pauvre chose si toutes les
pensées, tous les raisonnements de Meursault n'étaient pas extériorisés et
concrétisés en images, en faits. En face de cette intervention, moi qui étais lié par
un contrat à De Laurentiis - lequel voulait à tout prix faire le film -, devant une
foule de problèmes qui pressaient (entre autres, au dernier moment, me fit également
défaut pour interpréter Meursault l'acteur qui devait être Delon, mieux adapté à mon
avis que Mastroianni) , je me suis résigné à le tourner comme ils le voulaient, en
suivant la ligne du roman qui restait toujours quelque chose. Mais mon interprétation et
mon scénario, qui existe, écrit en collaboration avec Georges Conchon, sont une tout
autre chose; c'était un film qui avait les échos de L'étranger, mais des échos
qui arrivaient jusqu'à aujourd'hui, jusqu'à l'O.A.S., jusqu'à la guerre d'Algérie:
c'était vraiment ce que le roman de Camus signifie. Le roman de Camus, à mon avis,
prévoyait ce qui est arrivé; et moi, cette prévision qui existe dans le roman, je
l'avais réalisée avec des moyens cinématographiques. L'étranger à présent est
l'illustration d'un livre et il n'y a pas une vraie participation de ma part comme dans
mes autres films, même dans le sens d'une interprétation de la réalité. C'est pourquoi
L'étranger, plus qu'un enfant mal né, est un enfant né avec des limitations,
etc... Avec tout ceci, je pense toutefois que L'étranger est un film qui doit
être revu, parce que ce n'est pas un film mineur. De fait. j'ai eu la satisfaction de
savoir que des gens qui l'ont revu plus tard l'ont mieux compris. (...)
En ce qui concerne La strega bruciata viva, l'épisode des Streghe
était assez réussi, mais De Laurentiis l'a complètement ruiné parce que, après des
luttes infinies entre lui et moi, j'ai cédé à un certain moment et le sketch a perdu la
signification qu'il avait vraiment. Dino De Laurentiis n'a jamais rien compris à cet
épisode: il pensait qu'il était trop long par rapport aux autres et à un moment donné
il vint carrément me demander d'en faire un film complet en le séparant des autres
épisodes. J'ai refusé parce qu'un sketch est conçu comme tel et a une écriture propre:
c'est une nouvelle et non pas un roman. Ensuite, il n'a pas voulu le laisser dans sa forme
originale, tel qu'il avait été tourné; l'épisode a ainsi perdu beaucoup de son sel et
de sa signification. (...)
Roncoroni : En voyant Götterdämmerung(Les damnés) , j'ai pensé que ces derniers temps vous étiez devenu plus sombre et plus méchant parce que pour la première fois dans vos films il manque l'espoir et également le personnage positif: il y a un manque total d'ouverture, une méchanceté qui est très faible au début et très grande à la fin.
Visconti : C'est très vrai, Götterdämmerung est ainsi, je ne pouvais faire surgir aucune lueur d'espoir dans cette famille de monstres, ce n'était pas possible; c'eût été dire: "Souhaitons que ces monstres recommencent à vivre". Non, ils sont tous asphyxiés, enfermés dans une chambre à gaz sans aucune ouverture. Alors que dans la famille Valastro comme dans celle de Rocco il y a toujours une lueur d'espoir, ici je devais finir en souhaitant qu'il n'y eût aucun espoir, aucun salut pour ces monstres; et en fait Götterdämmerung finit là où commence l'histoire du nazisme et nous savons ce qui est arrivé ensuite. Au début, je voulais sauver Günther parmi tous ces personnages, mais peu à peu je me suis convaincu que cela n'aurait pas correspondu à la réalité. La réalité est que même Günther devait être enfermé par le nazisme et que lui aussi devait être asphyxié. Il y a une scène où Martin dit à Günther que Friederich a tué lui-même le père de Günther et où celui-ci se déchaîne et décide de se venger. Eh bien, cette haine qui se déchaîne en lui est immédiatement récupérée par Aschenbach qui lui dit: "Tu possèdes une chose extraordinaire qui est cette haine nouvelle que tu as en toi, mais c'est un luxe si tu veux l'utiliser pour une vengeance personnelle; nous savons comment industrialiser ta haine, viens avec nous et tu seras des nôtres, tu feras partie de nous, tu deviendras nazi." Eh bien, cette scène est assez significative pour montrer que même un jeune homme comme Günther, qui quasiment pendant les deux tiers du film est le seul être d'esprit sain, finit lui aussi par être absorbé par le système. Les autres se perdent: Elisabeth meurt et Herbert se livre à la Gestapo. Même les seuls éléments positifs du film que sont ces trois personnages sont perdus parce que le nazisme a été ainsi, il n'y a plus d'issue pour personne. (...)
Günther (Renaud Verley) joue un morceau de Bach à l'anniversaire de son grand père
Joachim
"...même un jeune homme comme Günther, qui quasiment pendant les deux tiers du
film est le seul être d'esprit sain, finit lui aussi par être absorbé par le
système."
Roncoroni : La mort du vieux Joachim a-t-elle la même signification que la mort du père de Sandra dans Vaghe Stelle dell'Orsa, la mort du père dans la famille Valastro ou dans la famille Pafundi, c'est-à-dire des morts conçues comme antécédents d'où naît le drame?
Visconti : (...) Le père mort avant l'histoire elle-même représente un peu le passé et également la raison d'être du début de l'histoire. Mais ces morts doivent être interprétées de façon différente. Ici il faut la considérer sous un aspect politique; dans les autres films sous un aspect humain et social très différent. (...) Ici la mort de Joachim est un fait politique, c'est l'élimination des hommes libres d'Allemagne. A ce sujet, il y a une réplique d'Aschenbach qui dit: "Avant que les flammes du Reichstag ne se soient éteintes, les hommes de la vieille Allemagne seront réduits en cendres cette nuit même", c'est-à-dire tous les libéraux, tous ceux qui avaient des idées larges, qui étaient encore liés à la République de Weimar et qui n'étaient pas nazis. (...)
Roncoroni : Que représente exactement pour vous la culture allemande ou plutôt toute cette culture allemande que vous avez toujours derrière vous ?
Visconti : Elle représente énormément de choses, surtout par l'intermédiaire des philosophes, des romanciers et des musiciens. Je crois que c'est une des cultures les plus sérieuses, les plus profondes d'Europe et qu'elle a été bénéfique à tous les Européens et donc à tout le monde. Quand on parvient à lire Thomas Mann on réussit à le lire en le comprenant; et parvenu à la fin vous comprenez que vous l'acceptez complètement même s'il est de Lübeck et nous de Milan. (...) La culture allemande est importante pour ceci. Mais cela n'a rien à voir avec la décision de situer le film en Allemagne. J'ai voulu le situer en Allemagne parce que j'ai voulu raconter une histoire sur la naissance du nazisme et il me semble que ça c'est important; le film n'est pas toutefois un film historique, mais est quelque chose de plus; à un certain moment, les personnages deviennent presque des symboles, ça n'est donc plus un film sur l'histoire de la naissance du nazisme, mais un film situé à ce moment-là pour provoquer certains chocs et surtout pour provoquer certaines catharsis des personnages. Personnellement j'en suis assez satisfait et il me semble que le film peut avoir une certaine résonance, donner un grand coup dans une direction idéologiquement engagée à un moment où le cinéma se tourne vers des histoires de crimes, vers de banales histoires de rapports sexuels ou carrément vers la pornographie. (...) Quelqu'un qui a vu le film a eu l'impression qu'il était plus qu'un film historique et m'a fait des commentaires dans ce sens comme une observation positive, c'est-à-dire comme si le film, qui pouvait courir le risque d'être à la fin seulement un film historique, ne l'était pas et cela non pas parce que les personnages sont symbolisés mais parce que probablement le sens du film est quelque chose de plus que la représentation historique d'une phase de l'Europe. D'ailleurs, je n'ai jamais voulu faire un film historique. Il me semble que de toutes les interprétations du fascisme, la plus juste, plus que les interprétations de caractère freudien et psychanalytique, consiste à considérer le nazisme comme la phase ultime du capitalisme dans le monde, comme le résultat final de la lutte de classes arrivée à son extrême conséquence, à son extrème solution qui est celle d'une monstruosité comme le nazisme ou le fascisme et qui naturellement ne peut préluder qu'à une évolution dans un sens socialiste. Il me semble que les deux interprétations du fascisme auxquelles je me suis référé sont celles-ci; mais que moi, ensuite, j'aie voulu accréditer l'une ou l'autre, cela je le nierais parce que j'ai pris les faits tels qu'ils étaient et si les faits ensuite ont pris d'eux-mêmes un aspect différent, si mes personnages sont devenus dans certains cas des symboles, au lieu d'être simplement des personnages avec les pieds sur terre, cela est survenu presque à mon insu, presque involontairement.
Roncoroni : Si, moi, par contre, je devais, en tant que spectateur, dire quelle est votre interprétation, je dirais que je suis resté frappé par le fait que le nazisme dans le film s'instaure au sommet de la perversion sexuelle.
Visconti : Oui, ceci est justement fait pour donner une insistance quasi scandaleuse, au sens propre, à l'instauration du nazisme, puisque le film finit quand le nazisme commence. Nous oublions toujours que le nazisme a eu ensuite neuf ans de développement après la fin de mon film et je voulais justement qu'il parte sur un terrain le plus horrible et le plus néfaste possible pour rendre compte de ses neuf années de vie et de tout ce que le nazisme a fait ensuite dans le monde. (...)
Roncoroni : Il me semble que depuis Vaghe Stelle dell'Orsa (Sandra) Marx soit toujours moins utile pour interpréter vos films que Freud au contraire.
Visconti : Il me semble qu'il n'y a rien de freudien dans le film. mis à part les rapports entre mère et fils. Marx ici n'est pas interprété et compris superficiellement, mais il est interprété et compris en profondeur: la situation de la famille est vue d'un il marxiste, justement parce qu'il n'y a plus aucune issue possible dans une famille ainsi constituée, qui agit et se comporte de façon semblable et qui assume de telles responsabilités. Le film est plus marxiste que jamais parce que le marxisme ici est assimilé, compris et rappelé avec le point de vue assez détaché de quelqu'un qui, me semble-t-il, l'aurait bien digéré sans aucun comportement romantique envers le marxisme ou à partir du marxisme: il me semble que cette attitude a été complètement écartée et que le problème a été affronté de manière plus claire, plus consistante. Freud, je ne le citerai même pas, parce que si on veut citer Freud, alors, d'accord, on peut voir Freud partout et sans doute ici puisqu'il y a ce complexe dipien à la fin lorsque Martin, qui est le fil conducteur de la ruine et de l'opprobre de la famille, arrive au geste final et se déshabille devant sa mère; là, nous entrons en plein Freud si l'on veut parce que là naît, se développe et s'achève le complexe dipien qui est celui qui depuis le début domine les rapports entre mère, fils et amant. (...)
Traduction Guy Bertrand"
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