DIRK BOGARDE
« J’ai passé l’âge de tout ça »

Cet entretien vient du "Télérama hors série cinéma 1990", sorti en janvier 1991. Il correspond à la sortie du film "Daddy Nostalgie" de Bertrand Tavernier.


"Il n'avait plus tourné depuis 1977. Revenu à Londres, il s'était réfugié dans l'écriture. Nostalgie, regrets, entretien désenchanté." Marie-Elisabeth Rouchy

"Sur la table du salon un vieux numéro de Maisons et jardins. En couverture, une maison provençale, celle où Dirk Bogarde pensait finir ses jours. Bogarde l'a vendue après sa maladie, il y a trois ans. Inconsolable. Voilà treize ans qu'il ne tournait plus. Depuis le film de Bertrand Tavernier, les souvenirs affluent. Et les regrets. Il y a la tristesse de devoir vivre à nouveau en Angleterre, et cette détresse sourde du temps qui passe et ravit les êtres chers. Il y a, surtout, cette impression stupide d'une éternelle répétition...

- Je suis né juste après la Première Guerre mondiale. Quand j'étais enfant, mon père - qui en était ressorti très diminué - ne cessait de me dire: « Tu ne connaîtras jamais ça. Il n'y aura plus jamais de guerre, parce que les hommes ont compris quelle horreur c'était. » Vingt ans plus tard, j'y suis pourtant allé à mon tour. Et maintenant, c'est peut-être celui de mes neveux. Les choses se répètent, toujours les mêmes. Au cinéma c'est pareil: même scénarios, mêmes mises en scène. A cinquante ans, déjà, j'avais compris. Je venais de tourner Mort à Venise. On ne m'envoyait plus que des remakes de Providence ou de Portier de nuit. J'ai dit non à tout. J'ai acheté ma ferme en Provence et je me suis mis à écrire. L'écriture, au moins, c'est apaisant.

- Vous avez tout de même fait quelques exceptions : Despair, en 1977, Daddy Nostalgie, aujourd'hui. ..

- J'avais refusé le script, il y a six ans. Je n'aimais pas le rôle. A l'époque, il n'était pas question que Tavernier le réalise. Le projet est ressorti, il y a deux ans, avec Bertrand. Du coup, c'était différent: j'avais vu tous ses films. Je rêvais de travailler avec lui. Et puis, il y avait Jane. Et ça, c'était tentant.


Dirk Bogarde et Jane Birkin dans "Daddy Nostalgie" de Bertrand Tavernier en 1990.

- Et, pour une fois, vous ne jouiez pas un personnage ambigu.

- Mon côté ambigu! C’est une légende! Quand j'ai commencé au cinéma, vous savez, je jouais plutôt des rôles de jeunes premiers. Et, à l'époque, je tournais beaucoup! A côté du théâtre, ça me semblait même un peu ridicule. Mais, comme je gagnais beaucoup d'argent en faisant ça, je suis resté. A la longue, j'aurais pu devenir complètement idiot. Alors, j'ai essayé de compliquer les choses, de prendre des risques et j'ai fait des films « difficiles » - ce que vous appelez en France des films ambigus. J'en ai fait combien? Dix? Et voilà. Aujourd'hui, je ne suis plus un jeune premier. J'ai passé l'âge de tout ça. J'ai retravaillé avec Bertrand mais désormais je ne tournerai plus.

- Vous dites ne jamais voir vos films. Il vous est pourtant arrivé d'exprimer votre déception à la vision de certains d'entre eux, Despair, par exemple.

- Pour Despair, Fassbinder m'avait projeté une copie de travail. En noir et blanc. Et c'était
superbe! Vraiment magnifique. Un mois plus tard, le film était sélectionné pour Cannes. Ça voulait dire six mois d'attente pour la sortie. Je le connaissais bien Fassbinder. Quand il s'ennuyait. Il coupait dans ses films. N'importe comment. Tac. Tac. Tac. Il était comme enragé. Avec le cameraman, on lui a fait promettre de se tenir tranquille. Et Cannes est arrivé. Je me souviendrai toujours de la projection. C'était un désastre . Rien à voir avec ce que nous avions tourné. Voilà pourquoi je n'aime pas voir mes films. Quand on a fait un bon travail, on n'aime pas le voir massacrer. J'en ai, hélas, fait souvent la triste expérience aux Etats-Unis. Ca m'a convaincu de ne plus travailler que dans des productions européennes.

- Des Italiens, des Français, des Allemands... et très rarement des Anglais !

- Anglais? Dans ce pays, le cinéma s'est arrêté en 1965! Depuis, à part Losey, il ne s'est rien passé. J'ai tourné quelques films avec lui. On n'avait pas d'argent. On tournait à toute allure. Saviez-vous que Pour l'exemple a été réalisé en onze jours? Après, lorsque j'ai eu la chance de travailler avec Visconti, j'ai tout fait pour ne plus tourner en Angleterre. J'ai été habitué à travailler avec de grands metteurs en scène : Resnais, Visconti, Cukor. Quand ils tournent une scène, tous ont l'habitude de filmer en plans séquences. Une bobine: douze minutes de rang. Bertrand fait ça aussi. Allez demander là un jeune acteur de jouer douze minutes en continuité! Il en sera incapable. La télévision l'a habitué à ne tourner que des prises très courtes. Il sait qu'au montage on ne prendra que le meilleur et qu'il peut recommencer quarante fois s'il le souhaite. Moi, au bout de trois prises, je suis vidé. Mais j'ai donné le meilleur. C'est une question de discipline. Depuis que je suis revenu en Angleterre, je donne des cours à l'université. J'essaie d'apprendre ça à mes élèves.

- Vous avez des regrets ?

- Un seul:  ne pas avoir fait La Montagne magique avec Visconti. Après Mort à Venise il était prêt à enchaîner. Mais, entre-temps, il a décidé de tourner A la recherche du temps perdu. Garbo devait jouer la Reine de Naples, Signoret était Odette, Laurence Olivier jouait Charlus, Helmut Berger, l'ami de Charlus, et moi, j'étais Swann. Quelle blague! Aucun de nous n'avait le même accent. J'ai refusé. Le film ne s'est d'ailleurs pas fait. Il coûtait trop cher. Après, il s'est mis en tête de réaliser un portrait de sa famille. Cette fois j'étais supposé jouer sa propre histoire. J'ai encore refusé. Alors de rage il a engagé Burt Lancaster. Et on ne s'est plus parlé pendant des années ! Quand on a repris le projet de La Montagne magique, c'était trop tard. Il était malade. Il est mort quelques semaines après.

- Pourquoi avoir quitté la France ?

- Mais, ma chère! Quand j'ai vendu ma maison, j'ai voulu m'installer à Paris. Impossible! Et maintenant, je suis coincé, ici, à Londres. C'est drôle la vie. Je ne voulais surtout pas finir mes jours en Angleterre. Et m'y voilà. Et lorsqu'on me reconnaît dans la rue ce n'est pas du tout parce que j'ai été un acteur célèbre, c'est parce que le public connaît mes livres...

Propos recueillis par Marie-Elisabeth ROUCHY"

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