Luchino Visconti : Vaghe stelle dell Orsa

Cet entretien est extrait de la revue actuellement épuisée Les Cahiers du Cinéma, numéro 171 d'octobre 1965. Il a été réalisé à l'occasion du festival de Venise en 1965 par Adriano Aprà, Jean-André Fieschi, Maurizio Ponzi et André Téchiné.
 

" Cahiers Est-ce que le fait que Vaghe stelle dell'Orsa soit en noir et blanc représente pour vous un refus du spectacle dans ce que le spectacle a de plus apparent, comme pour Il Gattopardo ou Senso, ou est-ce seulement pour servir le sens funèbre et funéraire du film ?
Luchino Visconti C'est beaucoup plus simple. Il faut dire les vérités comme elles sont. C'est d'abord une question de production. Nous ne pouvions pas disposer d'un très grand budget ; alors on a décidé de le faire en noir et blanc et je n'ai pas refusé, je n'ai pas exigé la couleur parce que, comme vous l'avez dit, je pensais que c'était peut-être plus juste pour cette histoire, pour cette ambiance.
Cahiers Un peu comme Nuits banches...
Visconti Absolument. Mais pour mon prochain film, L'Etranger, d'après le roman de Camus, je veux la couleur. On imagine très bien ce film en noir et blanc, mais c'est une erreur parce qu'on ne peut pas faire un film en Algérie sans penser à la couleur. Ce n'est pas qu'il faille faire quelque chose de très coloré, évidemment, mais cela doit être en couleur, j'en suis certain.
Cahiers Le sujet de Vaghe stelle ne se prête pas beaucoup à la dramatisation, or vous avez fait une mise en scène centrée sur l'accentuation des moments dramatiques. Par exemple les zooms sur les visages, dans un contexte absolument non dramatique, mais que vous tendez à dramatiser...
Visconti Il faudrait remonter un peu plus loin pour expliquer la raison de cela. Ce film est court par rapport à ce que je fais d'habitude ; c'est plutôt un conte qu’un roman : une nouvelle. Il y a donc une sorte de rapidité, de confusion dans la façon de raconter. Le zoom m'a aidé à accélérer la connaissance des personnages. C'est comme si j'écrivais un conte centré sur un personnage dans une pièce. Je ne perdrais pas de temps à décrire la pièce ni le personnage en eux-mêmes, mais je dirais : "Les yeux de la personne étaient bleus, ou verts ou marrons ". Le zoom est ici cette façon de s'approcher le plus rapidement possible des personnages qui m’intéressent dans l'histoire.

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Sandra (Claudia Cardinale) et son frère Gianni (Jean Sorel)


Cahiers En revanche, il y a une scène où les personnages ont tout le temps de s'exprimer...
Visconti C'est la scène centrale du film. C'est le moment de la confession, de la révélation. C'est aussi parce qu'à un certain moment, à ce point où les choses étaient arrivées, l'histoire nécessitait une sorte de... solution. Je crois que c'est l'unique scène où les personnages se laissent aller à s'exprimer, à raconter ce qu'il y a en dedans d’eux-mêmes. Dans les autres scènes, ils se parlent toujours un peu comme des étrangers, presque comme des ennemis. Même le mari et la femme, quand ils se parlent au lit, se racontent des histoires. Elle lui dit un mensonge quand elle lui parle de l'esclave qui lui donnait rendez-vous à la citerne et qui aurait été Pietro. On le sait tout de suite après, parcequ’elle va rejoindre soit frère. Je veux dire que, dans presque tout le film, les personnages se parlent indirectement. Et cette scène est l'unique moment où les deux frères se parlent vraiment.
Cahiers Il n'y a qu’un seul zoom vraiment accentué : à quoi correspond-il ?
Visconti Là, vous allez vraiment chercher la petite bête, comme on dit... Mais je n'en sais rien ! A ce moment-là, j'ai eu besoin de me détacher complètement du visage de Gianni, des yeux de Gianni, et de revenir un peu dans l'ambiance générale. Parce que la scène reprend : Gianni se tourne de l'autre côté et continue à parler, et la scène continue. Je me suis approché très près de lui au moment où il dit : " J'écris un roman, un roman qui traite de mes souvenirs d'adolescence ". Il le dit exprès pour voir comment va réagir sa sœur. Et elle prend peur, elle lui dit : " C'est vrai ? Tu ne mens pas ? " Alors, tac, il s'en va, et on coupe la scène. Si l'on veut, c'est un procédé technique de montage : ça correspond à un changement de plan dans la séquence, fait avec le zoom pour ne pas perdre de temps. Toujours cette préoccupation de l'économie du temps, parce que l'histoire est courte et ce qui doit se passer compliqué.
Cahiers Il y a certaines ellipses qui nous surprennent beaucoup, dont nous voudrions connaître les raisons. L'ellipse de la scène de la citerne par exemple, où la caméra descend et va sur l'eau. Ou la scène qui se termine sur la statuette de l'Amour et de Psyché...
Visconti D'abord, cette scène entre les deux frères, quand la caméra descend sur les pieds des deux personnages et sur leur image reflétée dans l'eau. Ces choses-là sont très difficiles à expliquer. Si vous demandez à Rimbaud - je ne me prends pas pour Rimbaud - mais si vous demandez à un poète pourquoi il a dit ça, pourquoi il a mis tel mot dans un vers, il vous dira qu'il n'en sait rien. Là, je voulais que les visages des deux frères soient inversés : on voit donc leur image à l'envers, elle devient floue, et se perd dans l'eau alors que la sœur s’éloigne. Et l'autre regarde l'eau, c'est-à-dire la même réalité, renversée. J'ai senti ce besoin. je ne peux pas vous donner de raisons, je n'en sais rien.
Pour l'autre passage, lorsqu’on reste sur la statuette de l'Amour et de Psyché, j'avoue que ce n'est pas très beau, je ne l'aime pas. Mais ce n'est tout de même pas un symbole. C'en est presque devenu un, et cela m'énerve énormément. Je voulais simplement montrer la commode d'où ce garçon sort des pilules de somnifères, comme un enfant qui joue et qui dit : "J'ai recueilli tout ça dans la maison, regarde, il y en a vingt ". C'est ridicule, non ? Il avait préparé cette commode, et la mort dedans. Malheureusement, après la sortie de l'acteur, le plan est symbolique. Et je n'aime pas ça. Mais je ne pouvais plus couper.
Cahiers Pensez-vous qu'il y ait une distinction chez vous entre deux courants qui souvent se rejoignent, le premier en quelque sorte théâtral, et l'autre beaucoup plus romanesque ?
Visconti Quand on me dit d’un film : " C'est un peu théâtral ", ou au théâtre : " C'est un peu du cinéma", je ris, parce que, évidemment, c'est toujours la même personne qui a monté le spectacle, et pour moi, c'est un peu la même chose, tout cela est mêlé. Je ne me rends pas compte, et je ne veux pas me rendre compte que parfois il y a quelque chose d'un peu théâtral dans un film ou, au théâtre, quelque chose qui relève plus de la technique cinématographique. Je ne vois pas tellement la différence. Je crois que tout est permis. Du reste, vous avez des metteurs en scène français qui montrent ça chaque jour. Godard, le plus grand de tous, se permet n'importe quoi. Il fait du théâtre, il fait du cinéma, du sport, je ne sais pas, de la peinture. Tout lui est permis pour s'exprimer. Il ne faut donc pas faire de différence, et je n'en fais pas. Si je vois un film de Godard, j'accepte tout si ce que je vois me donne une émotion, mais je ne vais pas chercher les raisons du cinéma, de la publicité, d'autre chose. Et j'aime ça, j'aime Godard pour cela, à cause de son courage dans ce sens.
Cahiers La direction de Claudia Cardinale semble différente de votre direction habituelle, plus poussée vers un certain statisme, c'est-à-dire de moments privilégiés que vous isolez du contexte...
Visconti Il faut toujours bien connaître le matériel que l'on a à sa disposition. Il faut toujours chercher à trouver la meilleure façon de l'employer. Claudia est une fille en formation, c'est-à-dire que ce n'est pas une grande comédienne, ce n'est pas Annie Girardot ou Jeanne Moreau, mais en même temps, elle a cette espèce de beauté un peu lourde, un peu animale, presque, qui me plaisait pour ce rôle. Et Je savais que je ne pourrais pas lui faire faire certaines choses que j'aurais faites avec Girardot. Girardot aurait exprimé des choses sublimes sans rien faire, avec un simple regard, un demi-sourire, un geste. Mais Claudia, c'est tout autre chose, c'est un animal tout différent. Et je dois traiter un cheval ou un chat d'une manière toute différente. Bien sûr, il me faut faire tout mon possible pour exploiter au maximum les possibilités d'un acteur ; il faut trouver les plans où le jeu soit possible. Claudia rend parfois une certaine impression statique, mais c'est pour me permettre d'exploiter son visage, sa peau, son œil... son regard, son sourire. C'est une expérience nouvelle pour Claudia Cardinale.
Cahiers Y a-t-il des rapports précis entre Vaghe stelle dell'Orsa et " Dommage qu'elle soit une putain " ?
Visconti Des rapports précis, non : dans la pièce de Ford, le même thème est porté à l'exaspération. Le théâtre élisabéthain nécessite cette outrance dramatique, qui revient finalement à être l'exaltation de l'inceste, jusque dans la mort : le frère tue la sœur pour la soustraire au mari. Ici, ce n'est pas le cas. A la conférence de presse, on m'a reproché que le monde extérieur, autour de Volterra, n'avait aucun poids dans le film. En fait, ce monde existe : bien sûr, on ne voit pas les habitants de Volterra se promener dans la rue, mais ce n'est pas cela qui m'intéressait. Mais on doit comprendre que le sentiment de culpabilité qui étreint le frère et la sœur vient des ragots, de l'opinion publique. L'environnement social existe par le seul reflet qu'ils en ont. Dans " Dommage qu'elle soit une putain ", tout est forcé, extraverti, hurlé. Le dernier repas, dans la pièce, avec le cœur de la sœur transpercé par l'épée, renvoie à l'excès de l'exaltation. Ici, il y a seulement le reflet, les ombres de l'ambiance extérieure, provinciale. C'est comme Milan, dans Il lavoro : on ne voit pas Milan, mais la ville est présente dans les discussions, dans les vêtements, quand les personnages s'apprêtent à se rendre à la Scala, etc. On m'amuse lorsqu'on me demande : " Pourquoi ne voit-on pas ceci ? " Pourquoi le voir, à quoi cela sert-il ? C'est la même chose que si l'on reprochait à Tchékhov de ne pas montrer, dans une pièce, Moscou, ou Kharkov. Il n'est pas nécessaire d'y voir Moscou, il suffit d'entendre les sœurs en parler : Moscou... Moscou... et l'action est située. Cela me surprend de même lorsqu'on me demande pourquoi je n'ai pas montré davantage Volterra. Il me semble que ce que j'en montre est suffisant : on voit la ville à travers la promenade nocturne de Gianni et de son beau-frère, à travers ce côté, disons, un peu " Nuit de Valpurgis "... Amener cet étranger dans ce décor indique suffisamment les intentions de Gianni : " Regarde, regarde où nous vivons... Fais attention, ici tout s'écroule ", etc. Il n'était pas, selon moi, nécessaire d'en montrer davantage.
Cahiers Pourquoi la rencontre de Gilardini et du mari a-t-elle lieu au musée ?
Visconti Il n'y a pas de raisons particulières, mais comme le mari sort pour visiter la ville, où voulez-vous donc qu'aille immédiatement un Américain, sinon au Musée étrusque ? Auparavant, la scène était plus longue. Gilardini suivait le mari dans les rues, et lui sautait dessus au musée. J'ai gardé seulement la rencontre.
Cahiers Il y a un traitement un peu ironique du personnage de Michael Craig, inséparable de son appareil photo...
Visconti Naturellement, c'est le touriste américain. C'est typique, on en voit des milliers, place Saint-Marc à l'exposition Guardi, à Venise et ailleurs...
Cahiers Le fait que, dans vos deux derniers films, il n'y ait pas de personnage positif, correspond-il aux sujets choisis ou à une évolution particulière ?
Visconti Je crois que cela correspond au sujet choisi. Je l'ai déjà dit, c'est un film dans lequel je n'ai pas voulu intervenir personnellement, ni dans mon opinion, ni en y mettant un personnage qui me corresponde. Dans tous mes films, il y a toujours lui personnage un peu positif qui ouvre un espoir, vers la fin. J'ai l'impression qu'ici, il n'y a pas d'espoir, sauf peut-être dans les mots du rabbin aux tout derniers plans. J'ai regardé mes personnages agir comme des insectes monstrueux qu'on regarde avec intérêt, mais qu'on n'approche pas.
Cahiers Il y a une lâcheté fondamentale du personnage masculin, qui n'est pas nouvelle dans votre oeuvre, et ce dévoilement de sa lâcheté, dans la scène de la bagarre, est-il ce qui vous intéresse particulièrement ?
Visconti Je voulais faire de cet Oreste le contraire d'un héros. Je crois que sa lâcheté apparaît déjà un peu avant la bagarre : il fait une sorte de chantage à sa soeur, avec l'histoire du roman, etc. Mais elle se révèle surtout au moment de la bagarre : au moment où l'autre le frappe vraiment, Gianni le supplie lâchement d'arrêter, de ne pas faire cela. C'est un sentiment de lâcheté personnelle, un sentiment de lâcheté générale aussi, presque familiale. Celui qui le frappe représente l'étranger qui entre dans la famille, et qui détruit tout ; et Gianni tente comme un enfant de refuser la destruction. C'est un sentiment de défense du groupe familial, il est jaloux parce que cet Américain lui a volé sa soeur, et va l'emporter. Et ce groupe familial, que Gianni voulait reformer, avec sa soeur, est ainsi détruit pour toujours. Il ne le retrouvera plus jamais.
Cahiers Est-ce que pour vous Il lavoro est une oeuvre de transition ou bien une oeuvre plus importante ? Pour beaucoup d'entre nous, c'est l'un de vos meilleurs films.
Visconti Pour moi aussi, c'est une chose que j'aime beaucoup. Je crois que c'est une esquisse du caractère d'une petite femme moderne comme j'en connais tant, surtout dans la société milanaise, une femme moderne qui donne vraiment énormément d'importance à tout ce qui est argent, luxe, voiture, loge à la Scala, et tout ça, et n'accorde aucun intérêt à tout ce qui est très important. On m'avait reproché qu'à la fin elle ait un moment d'émotion. Je trouve que c'est aussi très conséquent avec le personnage ; le moment où elle se sent presque offensée de ce que son mari la paye, et c'est un moment de pitié sur elle-même, pas du tout sur la situation en général, à laquelle elle ne comprend rien. C'est comme les personnages de Tchékhov, dans " La Cerisaie " . Ils laissent vendre le jardin et la cerisaie, mais ne se rendent pas compte que c'est, à ce moment-là, " il crollo ", la chute d'un milieu, d'une société et non d'un personnage seul. Je suis content que vous aimiez Boccacio, parce que je l'aime beaucoup moi aussi.

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Paolo Stoppa Rina Morelli, Ottavia Ricolla, Luchino Visconti et Lucilla Morlacchi au cours d'une répétition de "La cerisaie" de Tchekov au théâtre Valle à Rome, en 1965.


Cahiers Puisque vous faites allusion à Tchékhov, où en est votre projet de mettre en scène " La Cerisaie " ?
Visconti Il est difficile d'en parler avant de le faire. Je ne peux que vous dire que j'aime beaucoup le texte. J'ai vu beaucoup de réalisations de cette pièce, et je n'ai jamais trouvé que la réalisation était fidèle à ce que voulait Tchékhov. On sait d'ailleurs que Tchékhov n'était jamais content, même pas des réalisations du Théâtre d'Art. Il n'était pas content qu'on prenne ses pièces comme des tragédies. Il insistait pour dire que ce n'était pas des tragédies mais la vie. La tragédie, dans la vie, on ne la voit pas, on ne l'extériorise pas. Au théâtre les personnages de Tchékhov ne font toujours que pleurer. C'est une erreur. S'ils pleuraient, ils auraient conscience de ce qui se passe, ils réagiraient peut-être autrement. En fait ils n'ont pas conscience de ce qui se passe. Dans " La Cerisaie ", par exemple, j'ai toujours vu réaliser le dernier acte d'une manière dramatique et pathétique. C'est une faute. Ces gens sont heureux de s'en aller, de partir, de laisser s'écrouler la maison et le jardin en friche. Ils se foutent complètement de tout ça. Elle, la femme, elle va à Paris, elle est heureuse de rentrer à Paris, de retrouver son amant, et tout. Le frère est heureux d'aller finalement dans ville. Et ils sont tous tellement excités, contents, joyeux de partir, qu'ils oublient le vieux domestique. S'ils étaient tristes, ils s'apercevraient peut-être qu'ils l'ont laissé, ils se demanderaient s'ils l'ont emmené à l'hôpital. Et j'ai toujours vu réaliser l'acte de façon contraire, dramatique, triste, funéraire. Je tàcherais de faire comme je viens de vous dire. Petit-être me tromperai-je aussi.
Cahiers Vous dites : " S'ils pleuraient, ils se rendraient compte de quelque chose ". Il est curieux de voir qu'aussi bien Il lavoro, Il Gattopardo que Vaghe stelle se terminent par des larmes...
Visconti J'ai peut-être voulu dire qu'il y avait une lueur de conscience ; peut-être y a-t-il une lueur de conscience inconsciente. Par exemple Sandra, qui a des larmes à la fin, ne sait pas encore que son frère est mort. Elle a comme une espèce de pressentiment. Le prince du Guépard a les larmes aux yeux sur lui-même. Il a pitié de lui-même, pas des autres. Il se fout des autres. Ce sont tous des égoïstes horribles. Poupée, dans Le Travail, a aussi pitié d'elle-même. Quand elle dit : " Dites à papa que j'ai enfin trouvé du travail ", elle s'humilie, elle a donc pitié d'elle-même, mais pas de sa situation dans la société. Ça, ce serait la conscience et elle n'a qu'un pressentiment de conscience. Les larmes sont donc une façon muette de montrer cela. Et vous avez raison, tous mes films finissent par des larmes. Ciro a les larmes aux yeux quand il parle de l'avenir de sa famille ; et les Valastro, qui repartent en bateau, montrent un visage fermé ; ils ne pleurent pas, ce sont des pêcheurs siciliens, ils ne pleureraient jamais, mais ils ont quand même sur le visage quelque chose de triste. Et le dernier plan de Bellissima. Et même Nuits blanches, au fond, parce que Mastroianni, à la fin, a les larmes aux yeux, quand il rencontre le petit chien...
Cahiers On peut donc dire que vos films sont le contraire de films décadents.
Visconti Absolument !
Cahiers Comment voyez-vous votre adaptation de "L'Étranger" ?
Visconti je le vois exactement comme Camus l'a écrit. Je ne veux même pas faire de scénario ; mon idée est vraiment de suivre le livre. J'ai Alain Delon comme acteur, je voudrais prendre mon livre à la main et tourner ce qu'il y a dans la page. Je voudrais faire cela. Ce sera un peu difficile avec les producteurs, mais j'essaie de les convaincre de ça, qu'il ne faut rien toucher, qu'il ne faut pas essayer de faire un scénario.
Cahiers Cela correspond aussi à votre refus de distinguer les arts les uns des autres...
Visconti Absolument. Je crois que les pages du livre peuvent être réalisées exactement comme elles sont. Pensez au début du roman : la mort de la mère, le voyage, la chaleur, la veillée funèbre avec tous ces vieux, ce silence, ces petits bruits, ces gens qui marchent en buvant leur café au lait. C'est déjà fait, c'est sublime.
Cahiers Mais la neutralité de l'écriture de Camus, ce qu'on a appelé "l’écriture blanche" ?
Visconti C'est ce qu'il faut tâcher de rendre ; c'est ça la difficulté réelle.
Cahiers Est-ce que ce sera la vision intérieure d'un personnage ?
Visconti Oui, je veux exactement ce qu'il y a dans la page ; ce qu'il y a dans les lignes, et entre les lignes. C'est ça qu'il faut arriver à faire. Je voudrais que ce soit vraiment un travail à la recherche de la vérité de Camus, mais sans la prétention d'écrire un scénario en disant : il fait ça, un tramway passe, etc. Ça, c'est ridicule.
Cahiers Vous devrez donc tourner chronologiquement ?
Visconti Absolument. Et c'est ce que je veux faire.
Cahiers Pensez-vous avoir recours à une voix off pour situer le texte ?
Visconti Non, je ne le veux pas ; je veux éviter cela. Je n'ai pas encore très bien trouvé comment. Peut-être sera-ce le personnage qui parlera. Je ne veux pas mettre Visconti sur Camus. Je veux être moi qui réalise les pages de Camus.
Cahiers Il semble que vous recherchez toujours une forme populaire au cinéma, à travers le cinéma...
Visconti Oui, j'essaye toujours de faire cela, je tâcherai encore ; mais pas avec Camus.
Cahiers Vaghe stelle est d'une forme qu'on peut dire fermée.
Visconti Absolument. C'est un film que j'ai voulu comme cela, clos, sec.

(Propos recueillis au magnétophone par Adriano Aprà, Jean-André Fieschi, Maurizio Ponzi et André Téchiné.) "
 

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