Le regard d'un maître

par Claudia Cardinale



Ce texte provient du magazine Studio numéro 20, décembre 1988. Il comprenait plusieurs pages consacrés à Le guépard, dont cet entretien avec l'actrice Claudia Cardinale.


Angelica (Claudia Cardinale) et Tancrède (Alain Delon) à la réception organisée par le prince Salina pour son arrivée à Donnafugata. Dédicacé par Alain Delon et Claudia Cardinale en décembre 2000. Ce document m'a été aimablement communiqué par son propriétaire Alain Amengual.

"    Avec sa robe blanche, sa beauté radieuse et son rire étincelant elle incarne la jeunesse et la vie dans "Le guépard"... Vingt-cinq ans après, Claudia Cardinale a raconté à Michel Rebichon ses souvenirs de ce tournage exceptionnel avec Luchino Visconti...

    J'ai connu Luchino Visconti dès mon arrivée à Rome dans les années 60 et il m'a tout de suite proposé un petit rôle dans "Rocco et ses frères". Nous avions beaucoup de sympathie l'un pour l'autre, je le voyais souvent, je dînais chez lui et c'est tout naturellement qu'il m'a proposé le rôle d'Angelica dans "Le guépard". Alain Delon et moi-même avions tout de suite été pressentis et Luchino avait à un moment envisagé Marlon Brando dans le rôle du prince Salina avant de choisir Burt Lancaster... Luchino était un homme extrêmement attentif aux moindres détails, aux décors, aux costumes, tout devait être authentique - même si ça ne se voyait pas à l'écran. Chaque scène nécessitait de nombreuses répétitions. On se réunissait, les comédiens et lui, autour d'une table, on s'imprégnait du dialogue. Puis, on commençait à donner du corps à la scène en prenant nos positions. Le moindre geste, le moindre regard était pensé, voulu, et il n'y avait aucune place pour l'improvisation. Ensuite, Luchino faisait entrer sur le plateau le directeur de la photographie et le cameraman afin d'étudier les positions des caméras, car il utilisait plusieurs caméras, certaines pour les plans généraux, d'autres pour les gros plans. Ensuite, pendant qu'on allait au maquillage, les techniciens faisaient la mise en place.
    La première scène du "Guépard" que nous avons tournée, c'est la fameuse séquence du bal. Comme il faisait très très chaud toute la journée, nous étions obligés de tourner de nuit. On avait complètement changé nos habitudes de vie; nous nous levions vers midi, on se rendait sur le plateau vers 15 h, on répétait puis on allait au maquillage. J'avais trois heures de maquillage et de coiffure! Puis on dînait très légèrement et, la nuit venue, on tournait. La seule scène du bal a demandé un mois de tournage! Les préparations étaient très très longues car Luchino voulait que tout soit parfait. J'aimais répéter en costume: à ce moment-là, les gestes, les attitudes, tout change. On bouge différemment et ça influe forcément sur le personnage que l'on interprète. Je me souviens que je portais un corset d'époque qui était une véritable torture et comme je ne pouvais pas m'asseoir, on avait fait fabriquer une chaise spéciale sur laquelle je m'adossais, debout en me reposant sur des accoudoirs... A la fin du film. j'avais des blessures tout autour de la taille et je saignais!

    Alain Delon et moi-même avions des rapports très faciles avec Luchino, il nous faisait travailler beaucoup, c'est certain, mais il y avait un vrai feeling entre nous. En revanche, la première scène était donc celle du bal, Burt souffrait du genou mais il ne l'avait pas dit. La scène n'allait pas et Visconti était furieux. Il m'a alors prise par la main et m'a entraînée hors du plateau, dans l'aile du palais qu'il occupait avec ses valets de chambre gantés de blanc... Il m'a fait asseoir et on a bu du champagne, j'étais très gênée... On parlait de tout et de rien mais surtout pas de l'incident. Luchino avait dit devant tous les techniciens et les figurants: "Nous reviendrons quand M. Lancaster sera prêt..." En fait, Luchino ne supportait pas qu'on pense à nos petits problèmes personnels quand on tournait et cet incident était pour lui l'occasion de montrer qu'il ne se laissait pas impressionner par une star américaine venue d'Hollywood et que, sur le set, il était le seul et unique maître. Une heure plus tard donc, Lancaster a fait savoir qu'il était prêt. On a repris la scène du bal comme si de rien n'était. Ainsi est née une très grande amitié entre But et Luchino, une amitié qui a duré jusqu'à la fin de sa vie. En fait, Visconti aimait bien entretenir une tension extrême, je crois que ça lui permettait d'obtenir le maximum de ses interprètes... Il savait tellement bien ce qu'il voulait... Quand le film est sorti, les critiques ont trouvé la scène où je pars d'un immense éclat de rire "trop vulgaire" mais c'était exactement ce que Luchino avait souhaité, il fallait que ce rire choque dans cet univers raffiné et policé... J'avais très bien saisi ce qu'il voulait que je fasse - même si ça ne pouvait pas se ''répéter" - car nous avions une véritable complicité. D'ailleurs, il me parlait toujours en français, jamais en italien, et il m'appelait Claudine...


Angelica (Claudia Cardinale) au bal des Ponteleone

    Quand le film est sorti ce fut un énorme succès en Europe. Nous l'avions présenté au Festival de Cannes - où il avait obtenu la Palme d'or. Luchino, Burt et moi, étions venus sur la Croisette et on avait fait des photos sur la plage avec un guépard que nous tenions en laisse... C'est un très bon souvenir. Très doux. Pourtant, certains critiques avaient dit que ce serait certainement mon dernier film, que j'étais monstrueuse, et que j'étais moche avec mes gros sourcils (rires). Des gens à l'époque avaient été profondément choqués. En fait, notre plus grande déception est venue du public américain. La première du ''Guépard" à New York a été un véritable désastre. Les américains n'étaient pas prêts à voir Burt en prince, ils l'attendaient en cow-boy! On a passé toute la nuit, Luchino, la scénariste Suso Cecchi d'Amico, Burt et moi à boire dans notre chambre d'hôtel. Warren Beatty - qui à un moment avait été pressenti pour être dans le film et qui était très ami avec Luchino - jouait du piano pour nous... C'est drôle, parce qu'il y a quelques années je suis allée retrouver mon fils à New York et, pour la première fois depuis vingt ans, le film a été reprojeté, ça a été un triomphe.
    Bien sûr, j'ai ''Le guépard'' en cassette chez moi - d'ailleurs il passe souvent à la télévision - et il m'arrive souvent de le ''re-regarder". Eh bien quand je vois le film, je revois Luchino. Je sens encore son regard plein d'humanité, de douceur, d'élégance. Le regard d'un maître exceptionnel. Pour moi, le guépard, c'est Visconti. C'était lui."
 

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